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 Nouvelles concours n° 1, le retour

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Mushroom
   
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Mushroom  /  Crime et boniment


Nouvelle 1

C’était un sentier étroit et triste. Je le percevais tout en gris, pour que mes idées noires puissent s’agencer avec le décor. Je m’étais adossée à un arbre rabougri et j’attendais depuis presque six heures. Il ne venait pas. Je me doutais bien qu’il ne se pointerait pas à l’heure que j’avais prévue, mais j’avais néanmoins espéré que le moment fatidique de la rencontre arrive le plus tôt possible. Il ne venait pas, mais je savais qu’il ne me ferait pas faux-bond. Mon corps m’en avertissait, je me sentais alerte et tendue. Prête. Mes sens ne pouvaient pas me mentir, mes muscles, contractés et durs, criaient à l’intérieur de moi : le combat aurait lieu aujourd’hui. Je le savais et il le savait.

Il avait été l’ennemi à abattre dès le premier jour. J’avais d’abord essayé de le saouler en catimini pour mieux le faire périre sans que personne ne s’en aperçoive, lui le premier. Lorsqu’il dormait, je le faisais boire. À chaque gorgée, je pensais à tout cet alcool qui venait imprégner ses cellules une à une. Je les imaginais, explosant comme des ballons, non mieux, comme des grenades. Le vin descendait, descendait. Il ravageait tout, pernicieusement, sans que l’autre n’en ait conscience. Jusqu’à ce qu’il hoquette, jusqu’à ce qu’il vomisse et meurt, là, tout bêtement dans ce reflux gastrique qui le noierait bientôt. C’était les nuits « de la coupe », du verre autant que de l’action de couper. Coupe! Coupe! Je devenais folle, ivre de tout ce pouvoir que j’avais sur lui alors que je le faisais boire. Ivre comme lui, plus que lui encore, j’étais persuadée d’avoir le dessus, que jamais il ne se remettrait de cette beuverie forcée.
Je l’avais sous-estimé.

Peut-être en fait faisait-il semblant de dormir… Les yeux fermés mais bien éveillé, peut-être n’avalait-il pas tout. Ou bien l’alcool ne suffisait pas : certaines personnes ont une forte résistance à ses effets, je l’avais oublié. Sûrement parce que ma propre résistance au liquide fermenté était bien moindre. Je crus à ce moment que la drogue aurait probablement été plus efficace, mais je pensai qu’il était maintenant au courant de mes méthodes et que s’il avait pu se prémunir contre l’alcool, il pourrait certainement le faire contre la drogue. Il aurait fallu commencer par quelque chose de dur, comme l’héroïne. Il ne s’en serait pas remis. Mais il était trop tard. Je me suis donc dit que si je le laissais en paix, il disparaîtrait peut-être. Pendant quelques semaines, j’ai même cru que c’était ce qu’il avait décidé de faire.

Puis, un matin, il est réapparu sans crier gare. Ce jour-là, il m’a frappé pour la première fois. J’ai tout encaissé dans le ventre. Il s’est ensuite mis à me battre sans ménagement, ses poings me martelaient les côtes et le bassin. Je pleurais, je l’implorais d’arrêter et de repartir d’où il venait. Mais il continuait, encore et encore. J’ai alors décidé de répliquer. Sa tête était tout près, mes jointures se sont écrasées sur son crâne. Le coup l’a sonné et il est reparti sans un mot, sans un son. Je suis restée là à sangloter toute seule, épiée par un soleil arrogant jusqu’à ce que je me rendorme, complètement vidée.

Par la suite, il est revenu presque à tous les jours. Les échanges de coups se sont faits plus violents. Je l’ai même fait saigné. La traînée rouge sur mes doigts était pour moi comme un trophée et je l’exhibais fièrement, j’éclatais de bonheur de constater qu’il y en avait autant et que les ecchymoses qu’il y avait maintenant sur mon ventre avaient une raison d’être : la victoire.

Le bâtard, je l’avais seulement blessé.
Nos rixes finirent par m’affaiblir considérablement. Il était plus fort que moi, cela devenait évident. J’en étais même venue à le laisser me frapper sans répliquer, avec le regard vide de la femme battue d’avance. Je m’isolais de plus en plus des gens de ma famille, je restais seule et triste.

Triste comme le sentier gris. Le tout petit sentier gris derrière la grange de Monsieur Lahaye. Ce chemin représentait gros. Nous nous y étions donné rendez-vous. En fait, c’était lui qui m’avait sommé d’y aller sans délai. C’était un ordre succin et précis, le seul auquel je me suis vraiment pliée jusqu’ici dans ma vie.

Seize heures maintenant que j’attendais qu’il se découvre enfin. Il était là, il me martyrisait déjà dans l’ombre. Je souffrais tellement. Il y avait devant l’arbre contre lequel j’avais calé mes reins une petite clôture. Je décidai que en m’appuyant sur elle plus que sur le tronc, je serais plus à l’aise. Je me levai. Il n’y avait que trois pas à faire. Trois pas. Dès que je posai mon pied contre le sol, il m’attaqua avec une violence inouïe. J’étais persuadée que j’allais mourir à ce moment précis, mais comme la Faucheuse tardait à venir et qu'il continuait à me mordre le ventre, à me lacérer le ventre avec comme un milliard de dents, je continuai mon ascension vers la clôture en me traînant à quatre pattes.

Il m’attaqua de plus belle. Dans cette position indécente, je ne pouvais me défendre. Je serrais les cuisses de toutes mes forces pour en clore l’accès. Il me poussait, il voulait me faire éclater. Je criais sans fin, avec une voix qui devenait tellement rauque que mon esprit affolé ne la reconnaissait plus. Je pensai même que ce fut la sienne, et non la mienne.

J’atteignis enfin les perches salvatrices, mais la douleur se fit beaucoup plus cuisante. L’enfant de chienne. Il avait détruit ma vie et il allait maintenant me tuer. Le fils de pute. Oui, sa mère était une putain, une vraie. Une putain que l’on devrait traîner par les cheveux dans la boue. Une engrossée enfantant le démon.

Je me tenais accroupie, incapable de faire le moindre mouvement. Moi, l’impie, je pleurnichais et demandais à Dieu de m’aider, de me guérir de toute cette douleur. Mais Dieu lui-même ne pouvait rien faire contre lui. Tout d’un coup, il apparut en dessous de moi. Il était si laid. Le visage noir et la bouche béante, prête à m’avaler. Il ne criait pas. J’étais terrifiée par ce monstre plissé, terrifiée par ce que je devenais moi-même, une bête de foire à deux têtes, l’une sur mes épaules, l’autre entre mes cuisses.

Il me fit à ce moment plus mal que toutes les autres fois réunies et il se retrouva par terre d’un tout. Expulsé. Le sol était imbibé de sang, j’eus un long frisson et je glissai une main moite vers la longue tentacule qui le reliait encore à moi. Je tirai, mais le filament gélatineux ne cédait pas. Je gémissais, il fallait qu’il cède. Je n’en voulais pas.

Mon ventre se contracta une dernière fois en laissant tombé sur lui un amas sanguinolent et je crachai du sang dans le bosquet et sur le montant de la clôture. Je n’arrivais plus à me mouvoir et me laissai choir à contrecœur le long des perches de bois jusqu’à ce que je me retrouve par terre, étendue sur le côté, les yeux fixés sur lui.

Il était beau tout d’un coup. Un ange endormi sous une petite couverture rose.
Si la plupart des gens se battent contre la mort, j’avais combattu la vie et, malheureusement, je l’avais vaincue.
 
Mushroom
   
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Mushroom  /  Crime et boniment


Nouvelle 2

La nature n’avait pas fini d’éteindre ses lumières, l’obscurité allait devoir attendre quelques heures encore si ce n’est des journées entières ou des semaines à venir. Et pourtant la nuit avait débuté depuis longtemps déjà. Mais les combats d’une autre guerre avaient allumé un feu inconsommable. Ils brûlaient les terres des continents, rayaient le ciel pourtant déjà rouge, extirpaient toute quiétude des océans et n’en avaient pas fini de verser sang et larmes. La paix n’était plus alors qu’une faible illusion qui se perdait dans les entrailles de la mort. Plus personne n’y croyait vraiment, plus personne ne la défendait, les raisons de cette guerre avaient depuis longtemps déjà été étouffées par les conséquences qu’elle en tirait et ce n’était pas encore terminé. Personne ne pouvait dire quand la cruauté aura fini son heure car personne ne semblait prêt à l’arrêter.
Aucun être ne pouvait être épargné par l’effroyable injustice de ces combats acharnés et anarchiques, femmes, hommes, enfants et personnes âgées, tous étaient concernés. Certains tentaient de fuir là où il n’existait plus aucune échappatoire, beaucoup se résignaient à suivre le mouvement et à se battre à son tour, d’abord pour défendre sa famille et quand celle-ci disparaît ou qu’ils en perdent la raison, ils poursuivent leur élan juste pour rester encore un peu debout et connaître à nouveau l’essence de ce qu’ils ont déjà oublié.
Une jeune femme faisait partie de celle qui ne pouvait pas se battre et qui espérait fuir jusqu’à la fin de tout combat, ou peut-être jusqu’à la fin de toute vie. Elle courait à travers les éléments, elle ne pliait pas sous les rudesses du climat depuis longtemps perturbé par la puissance des bombes et leurs conséquences sur la nature déjà déboussolée par la pollution. Elle avançait toujours, se cachant des autres, se protégeant du combat dans les ruines de ce qui fut autrefois une agréable demeure familiale, croisant, en de rares occasions, le visage figé et souriant sur une photo souvent déchirée par ce qui avait ébranlé le quartier et plus généralement la Terre entière.
Cela faisait longtemps qu’elle parcourait les sols martelés, enjambant avec dégoût et tristesse des cadavres sans visage, sans organe et parfois sans corps. La seule chose qui la consolait sans pour autant amoindrir sa peine et sa douleur était de ne jamais reconnaître un visage familier. Pourtant elle était persuadée que tous ses amis d’entant étaient morts ou s’apprêtaient à l’être. Les cris agonisants des blessés implorant dans leurs derniers instants le pardon de leurs actes incontrôlés déchiraient ses tympans et son cœur et elle protégeait de ses bras tremblant ceux de celui pour lequel elle avait tant résisté, tant souffert.
Car dans ses bras dormait son enfant, le dernier.
Il y avait dans son regard une dernière lueur d’espoir, une lueur pour laquelle elle se sentait prête à tout, même à affronter ces tempêtes si peu naturelles. Elle résistait pour que cette étincelle de vie ne la quitte jamais, elle préservait un petit sourire pour adresser à l’enfant un petit coin de tranquillité et quand il se réveillait, elle se hâtait de changer de décor, d’embellir le monde pour le préserver de la folie qui les entourait pourtant obstinément.
Le bébé se réveilla un instant, agitant ses petits bras au dehors du tissu dans lequel il était logé, ses yeux d’un bleu de plus en plus foncé voyaient la cime des arbres sans en distinguer les contours. Il lui semblait qu’un monde étrange et difforme s’offrait à lui et, malgré tout, il en était heureux. Des lèvres mi roses mi marrons se posèrent sur sa joue tandis que des sons lui parvenaient à l’oreille sans qu’il ne comprenne rien. Ce langage lui était inconnu mais il reconnaissait la tonalité. Il savait que c’était elle, cette créature si douce qui le portait depuis… toujours, il lui semblait.
La jeune femme traversait une immense forêt, si sombre, si profonde… qu’elle avait perdu tout sens d’orientation mais elle ne s’en souciait guère. La seule destination qu’elle suivait était simple : être loin de tout combat. Et ce voyage ne parvenait jamais à ses fins ! Il lui paraissait qu’il durerait le restant de sa vie, et elle espérait qu’elle vive encore longtemps, aussi longtemps que son enfant aura besoin d’elle. Elle n’avait suivi aucun chemin, préférant s’écarter de toute probable présence humaine. Elle avait faim, elle avait soif et n’avait plus rien à offrir à son bébé. Son sein ne donnait alors plus une seule goutte de lait.
Et le bébé pleura sa faim, son envie, il hurla si fort qu’elle frissonna de peur, tentant de calmer l’enfant, tentant de le faire taire en le berçant plus fort, en le baisant le front et les mains qui se tendaient toujours vers elle et en chantonnant une chanson dont elle avait oublié les paroles depuis longtemps.
Elle avait pressé le pas, trop inquiète d’avoir alerté quelqu’un… Le tronc des arbres s’étaient alors fait beaucoup plus dense, mais ils semblaient de moins en moins nombreux. Les branches se firent plus importants à un plus bas niveau et bientôt elle fut obligée de les éviter, ralentissant sa course effrénée. Et puis les racines s’y joignirent et elle ne put poursuivre sa route à cette allure, obligée d’enjamber et de protéger son précieux paquet des obstacles traîtres et dangereux.
Le sort avait décidé de s’acharner sur elle ! Car bientôt elle entendit derrière elle le son proche de bruits de pas, elle entendit également les bruits sourds d’une lame éventrant quelqu’un et le dernier souffle de celui-ci alors que son corps glissait à terre lourdement. Autour d’elle, il n’y avait plus alors que ces sons. Le vent avait cessé, les feuilles ne l’accompagnaient plus de leur éternel chant, il n’y avait que ces pas, ces bruits sourds, et ces derniers souffles mais également le battement de son cœur qui semblait prêt à quitter son nid.
C’est alors que la jeune femme pleura de chaudes larmes. Elle sentait au fond d’elle-même que tout allait prendre fin. Très vite. Et elle pleurait chaudement face à tous ces efforts qu’elle avait fait et qui n’auront pas aboutis, et elle autorisa son enfant à joindre ses cris à ses pleurs, oubliant le danger, oubliant la vie qu’elle allait perdre, oubliant même l’étincelle dans ses bras qui s’agitait pourtant toujours.
Et puis l’obscurité tomba et elle ne vit plus rien. Ni les branches sur lesquelles elle se cognait, ni les racines qui la faisaient trébucher, rien d’autre qu’un noir profond et gourmand. Mais cela ne dura qu’un instant, juste le temps que plus rien ne la fouette ou ne la fasse tomber que le sol se fasse plus mou et qu’un nouveau son n’arrive à ses oreilles.
De la musique.
Des notes de guitare si mélodieusement jouées parvenaient à ses oreilles comme la promesse d’un réconfort et elle sentit son cœur se calmer et suivre le rythme calme des cordes pincées. Et un rayon de soleil si rare en ces temps réchauffa son visage pâle et redonna à ses yeux fatigués une vue étincelante.
Devant elle, la fontaine de jouvence n’attendait plus que de l’accueillir et au centre de celle-ci une vieille guitare faisait résonner son envoûtante mélodie. Ses pas furent guidés par elle, et la jeune femme avançait vers cette eau bénite qu’elle aurait reconnu parmi mille fontaines. Les rebords de celle-ci étaient si particulièrement décorés, si bien soignés et si majestueux et beaux qu’elle ne concevait pas qu’un humain puisse un jour l’avoir seulement imaginé, la couleur de la pierre était d’une blancheur qui aurait fait pâlir la moindre teinte de couleur de son visage s’il lui en restait seulement une. L’eau se reposait dans le creux de la fontaine et chantait la même mélodie que la guitare.
Elle s’approcha encore jusqu’à ce que ses jambes touchent la pierre et que sa main puisse frôler l’eau, elle hésita cependant. Une partie de son esprit repensait à ce qui se trouvait derrière elle et elle se demanda ce que la fontaine pouvait bien lui apporter.
Mais cet instant d’hésitation ne dura pas une seconde qu’elle plongeait son pied dans l’eau et aussitôt une vague d’émotion l’emporta. Ces sentiments étaient si positifs qu’elle ne jugea pas important de les capter toutes. Elle délaissa toute son attention pour se délaisser à cette nouvelle source de tranquillité, oubliant même la vie qu’elle portait sur elle, cette vie qui lui semblait alors un très lourd fardeau…
Il lui paraissait qu’après toutes ces années de peine et de souffrance, elle avait mérité ce petit moment de paradis et son emprise était telle qu’elle jugeait odieux qu’on eut pu lui laisser subir toutes ces misères alors qu’il existait un endroit comme celui-ci. La modestie qui aurait du rester sienne, la bonté dont elle faisait part depuis tant d’années déjà avaient disparu, ne laissant que l’envie, le plaisir abandon, l’orgueil et la méchanceté. Son cœur qui jamais ne fut très pur, devint aussi sombre que la noirceur de la guerre qui continuait à faire rage quelques lieux de cela. Mais tout cela, elle ne le voyait plus. Elle avait oublié ce qui se passait autour d’elle, seule la fontaine la concernait. Elle en vint même à la considérer comme sienne, toujours avançant au centre de celle-ci alors que son corps rajeunissait de plus en plus, refaisant fleurir ses plus beaux atouts, guérissant tous les maux de son être.
Mais pendant ce temps, l’enfant réveillé par la douceur de l’eau grandissait de plus en plus, se détachant du tissu dans lequel il était enveloppé, quittant le précieux contact qui l’avait protégé et dériva sur les flots. Ses yeux d’un bleu ciel éclatant s’ouvrait alors à un monde qui lui parut tellement beau que tout son cœur subit une vague de bienveillance. Quand son esprit fut capable de penser, il ne voulut que du bien pour tout un monde. Ni l’avarice ni l’orgueil ne sut l’atteindre, et la pureté de son âme et l’innocence de son être ne fit que s’accroître au fil des années. Et les années volées à l’une furent données à l’autre qui les reçut comme les dons du siècle. Jamais enfant ne fut plus sage, plus connaisseur du monde, plus serein qu’il ne l’était. Jamais nul être ne put égaler la qualité de son âme et de son esprit. L’intelligence lui fut offerte comme un véritable don, et on déposa dans son cœur une fleur qui ne put subir aucune faiblesse. Car la Terre avait offert à la Vie ce que la Mort avait repris à l’Envie.
La mère qui céda à tous les défauts refusa de quitter la fontaine une fois sa jeunesse et sa beauté retrouvée. Elle voulait encore plus et se trouvait sans cesse un défaut à réparer, un bonheur à acquérir. Partir de cet endroit et se confronter au monde devint une idée absurde et impossible. Elle possédait tout, la jeunesse, un endroit où vivre sans jamais souffrir ni faim ni soif, ni douleur ni peine, pourquoi devrait-elle partir ?
Quand son fils devint un beau jeune homme et qu’il lui demanda de l’accompagner, elle refusa et s’obstina à rester dans la fontaine de Jouvence. Alors il partit sans elle et se dirigea là où son esprit le conduisait. Et la mère plongea dans l’eau une nouvelle fois sans jamais plus y ressortir…
Le jeune homme se souvenait de cette forêt et connaissait le chemin pour y sortir. Il marcha des journées entières sans jamais avoir ni faim, ni soif. Il se contentait de dormir la nuit tombée, et reprendre son voyage le jour venu. Son cœur souffrait de n’avoir point d’objet à chérir et son âme tout entière espérait voir la lumière du jour, sentir sa chaleur caresser son corps, choyait son esprit dans une envoûtante sensation et montrer enfin son visage au monde.
Il n’y avait plus de musique en ces lieux, seul les feuilles des arbres agitées par le vent faisait frémir un nouveau son, les chants des animaux résonnaient encore à ses oreilles et il s’émerveillait à chaque nouveauté. Ses yeux naviguaient sur chaque tronc d’arbre, mémorisant chaque détail, les plantes basses, les rares fleurs qu’il croisait, les racines enlacées, la beauté cachée… Il aimait voir, il aimait sentir et par-dessus tout il aimait ressentir.
Et quand il fut hors de la forêt que son visage fut illuminé par la lumière éblouissante du soleil, que l’air frais remplaça l’air humide qu’il connaissait, que des chants nouveaux s’offrirent à ses oreilles, alors il sembla connaître pour la première fois le Bonheur.
En poursuivant son chemin, le jeune homme put croiser les beautés de la nature, des nouvelles pousses qui prenaient le contrôle de nouvelles terres, d’étranges matériaux grisâtre et qui semblaient en ruine. Un d’eux était très long, et possédaient deux grandes ailes comme il en voyait sur les oiseaux. Cette « machine » semblait être faite pour voler, mais à présent, des fleurs poussaient sur elle.
La Terre reprenait son droit. Et le jeune homme, innocemment, indiqua la naissance d’une nouvelle poussée que l’on appelle…
L’Humanité.
 
Mushroom
   
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Nouvelle 3

Libération

La tête basse, le corps quitté par la tension de l’éveil, l’œil abandonné par l’étincelle de l’intérêt, j’étais avachi sur une chaise, face à un écran ou ne défilait rien d’autre que des américanités sans le moindre intérêt. Quelques séries qui auraient pu faire de bons concurrents aux dramatiquement lamentables Feux de L’Amour, une de ces horreurs que jamais je n’aurai pu regarder en temps normal. Ces manières, ces zooms constants, ces champs contre-champ réducteurs, ces dialogues dignes d’Ed Wood et de Philippe Clair réunis, ces acteurs dont une publicité pour yaourts au bifidus actif ne voudrait pas, tout cela m’aurait amené à éteindre le poste dans l’instant, quelques semaines plus tôt. Ce n’était pas que mon esprit critique ait été émoussé, loin de là. J’étais sans doute plus amer, plus sévère que jamais. Je ne me sentais juste pas la force d’avancer mon bras pour atteindre le damné bouton trônant en plein centre de la gueule de ma télévision. L’aventure me semblait trop risquée, trop compliquée. M’arracher à mon fauteuil, faire trois pas, tendre le doigt, risquer une légère décharge d’électricité était bien trop épuisant. Je préférais regarder sans voir. Restait un goût de vide, et une impression de dégoût, non pas celui qu’aurait pu m’inspirer les émissions, non, plutôt cette sensation sourde de n’être qu’une loque insignifiante. Cette impression, je le savais, allait se faire éclatante avec la tombée du soir et le moment ou éteindre le poste serait devenu une nécessité. J’allais bientôt pouvoir me lamenter sur ma stupidité, sur tout ce que je n’avais pas fait dans la journée, sur ma stupidité encore, sur mon apathie et sur ma stupidité. Je redoutais déjà ce moment, mais rien, pas même cette crainte, n’était de taille à me faire bouger. Une forme de masochisme, sans doute. Se complaire dans sa propre merde. Bravo, monsieur moi, bravo. Vous ressemblez de plus en plus à ce français moyen si mollement bovin que vous haïssez tant ; mais en plus vous avez la lucidité, celle qui fait mal. Pourquoi vous remettez vous en question ? N’y a-t-il pas plus simple ? Soyez idiot en l’ignorant, et vous vivrez heureux. Ha ha. Ha ha ha.

C’était reparti. Puisque l’intérêt de ma vie se réduisait à l’image évocatrice d’un bulot mou esseulé au centre d’une assiette ébréchée -je n’aime pas les fruits de mer-, que mon immobilité n’amenait visiblement pas à croiser d’autres êtres humains, mes pensées se tournaient bien trop régulièrement vers le seul centre d’intérêt potentiel de mon univers direct, c'est-à-dire moi et ma sale gueule. Sale gueule parce que de toutes manières aucune fille n’en voulait, signe indéniable de ma nature repoussante -et que ceux qui disent pour me rassurer que c’est parce que je suis trop réservé se la ferment, ils ont peut-être raison mais qu’ils me laissent me détester en paix, enfin.

J’expulsai tout l’air de mes poumons, ramenai la tête en arrière et fixai le plafond. Le vide spirituel était le seul compagnon décent qui fût, et je m’employai à le reconquérir. Je perdis peu à peu la notion du temps, contemplant l’enduit blanc crasseux parcouru de deux ou trois fissures dessinant une toile arachnéenne miteuse et distendue. Je ne saurais trop dire à quel moment je m’endormis. Simplement, le plafond cessa d’en être un, cessa d’être une surface pour devenir un ciel grisâtre et désespérément uniforme. Puisque j’étais en train de rêver, je ne m’en étonnai pas plus que cela. Je baissai les yeux et me contemplai. J’étais debout, j’étais nu. Mon sexe n’était qu’une petite chose insignifiante, rabougrie, semblant prête à rentrer en moi plutôt que de s’exposer plus longtemps au… Monde extérieur. Je me tenais sur un sol de béton brut, d’une couleur gris noir à vomir -acte qui aurait eu pour intérêt d’égayer quelque peu ce lieu sinistre d’une tache de couleur, aussi laide fût-elle. Ce sol était, bien évidemment, couvert d’une fine couche de poussière. Un cliché ne pouvant pas s’arrêter en si bon chemin, une petite brise glaciale, adorablement stéréotypée elle aussi, ne parvenait même pas à remuer ce tapis de crasse. Il ne manquait plus que des spectres hululants faisant sonner leurs chaînes et pour que l’ambiance ait été parfaite.

« C’est quoi, cet endroit ?
-Ton inconscient. »
La voix venait de dernière moi. Elle était atone en apparence, mais je la sentis chargée de mépris et de cette pitié dégoûtée qu’on éprouve pour les personnes qu’on ne respectera jamais. Je me retournai vivement, et me retrouvai face à moi. Décidément, même en rêve, je ne pouvais pas m’échapper. Le moi qui me faisait face avait pris l’image d’un gentilhomme, les cheveux peignés avec soin, la barbe taillée, l’allure preste, gainé dans son gilet de soie noir d’où jaillissaient un jabot de dentelle blanche discret. Une cape l’enveloppait presque entièrement sur son flanc gauche, tandis que la main droite, en s’appuyant sur sa canne d’ébène martelée d’argent, écartait le pan du vêtement avec une grâce nonchalante que je savais très bien ne pas avoir.

Je regardai autour de moi, observai encore le paysage déprimant qui m’entourait, réfléchissant vaguement au mot lâché par mon autre moi.
« Arrête de te moquer de moi. Je suis un foutu rêveur, tu le sais aussi bien que moi. S’il me reste une seule chose dans ma petite existence pourrie, c’est bien cela. Mon inconscient ne peut pas avoir la tête d’un no man’s land complètement dénué de relief. »
Mon double noble, jeta un coup d’œil vers le bas, soupira et braqua sur moi le regard d’un parent face à un gosse désespérant. Ce qui me donna franchement envie de me casser la gueule.
« Tu veux rire ? C’est qui, le rêveur ? L’homme affalé dans son fauteuil, face à son écran ? Celui qui préfère ne penser à rien plutôt que de s’affronter ? Je suis obligé de venir te chercher dans tes rêves, là ou tu ne peux plus t’échapper. Tu sais mon vieux, tes rêveries t’ont laissé tomber elles aussi. A l’heure qu’il est, ton imagination doit approcher celle d’un pot de confiture vide. »

Les mêmes mots, les mêmes comparaisons à la con. Cet homme était moi, il n’y avait pas de doute, et je ne le supportais bien évidemment pas. La colère montait en moi à mesure que je l’entendais parler. La colère et la honte, car je savais que le moi d’en face avait raison. Une aigreur générale, celle de se sentir insulté, de se sentir mis à nu face à une vérité dont on n’a pas envie, celle de se savoir minable.

Le sol ne mit à trembler. De grands tentacules noirs et épineux brisèrent soudain la surface noire du sol, pour venir se tortiller en volutes tordus tout autour de moi et de moi. Des arbres rachitiques sortirent de terre comme par enchantement. Le ciel uniforme se chargea de lourds nuages orageux et d’une teinte rouge sang rappelant de manière très lointaine un coucher de soleil. Sur mon corps, une sorte de croûte de cuir avait poussé, et dans ma main se tenait maintenant une masse cloutée et rouillée. L’usage m’en sembla d’un coup évident, et je l’abattis sur le sale gentilhomme qui me faisait face. Son visage explosa sous le coup et il s’effondra par terre, répandant du sang et des bouts de cervelle sur le sol noir d’une manière des plus satisfaisantes. L’arme, ayant fait son office, disparut aussi vite qu’elle était apparue.

« Bon, il y a du progrès. »

Je fis volte face, pour me découvrir une nouvelle fois, perché sur une des tentacules inertes. Le nouveau moi avait changé de vêtements et d’allure. Il portait une redingote 1900, et un canotier de paille négligemment planté sur le haut de son crâne. Sur mon propre corps, la croûte de cuir se désolidarisait de mon épiderme et s’affinait, se transformant doucement en une tenue bien plus classique. Tant mieux. Je n’avais que faire d’une apparence de monstre barbare.

« Tu vois, quand tu veux. Tu n’es pas encore tout à fait un désert émotionnel. Par contre, le paysage n’est pas beaucoup plus reluisant, tu ne trouves pas ? Je cherche un peu de beauté ici, et je n’en vois pas. Si tu pouvais me faire un sentiment positif, j’en serai ravi. »

Le vil moqueur. Il aurait suffi de pas grand-chose pour qu’il ait fini comme l’autre, les tripes à l’air. Il me suffisait de le vouloir. Si je relâchai ma colère, simplement, les tentacules pousseraient, et nul doute qu’une de ces grandes épines noirâtres viendraient l’embrocher. Je savais aussi que c’était ridicule. Je pouvais le tuer huit fois, cent fois, il reviendrait toujours. Les tentacules se résorbèrent peu à peu, perdant de la consistance et s’amollissant pitoyablement. Bientôt, toutes furent à terre, évoquant quelques dizaines de poulpes morts et pourrissants. Mon moi poussa un juron québecois en se retrouvant le cul sur le sol, son siège naturel s’étant effondré.

« Ah. De la résignation maintenant. C’est toujours pas positif, ça, calvenus ! Bon, il va vraiment falloir que je te prenne le bras, c’est ça ? »
En un bond il fut sur moi, m’avait agrippé par la manche -j’étais désormais vêtu comme dans la vie de tous les jours- et me secouait violemment. Je tentai de me dégager mais je n’arrivai à rien, la poigne était trop puissante.
« Mou. Tu n’es même pas capable de rivaliser avec ta propre force tellement ta volonté est au ras du sol. Bon. Dis-moi, mon gros. Qu’est-ce qui te fait vivre. Ou plutôt, devrais-je dire, quelle était la dernière passion qui t’ait animé ? »

Je le laissai me regarder au fond des yeux, après tout, c’était bien la seule chose qui était belle chez moi, mes yeux, c’était la seule chose qu’on m’ait jamais vanté. Je ne pus m’empêcher de me demander pourquoi ce qui me servait de conscience n’avait pas pris forme d’animal, un chat qui parle, une cigogne blablateuse, un thaon bavard, que sais-je, comme dans les contes, comme dans les fables, plutôt que d’avoir repris ma face d’ahuri. Mon moi manquait du surréalisme qui siégeait dans ce drôle d’univers. J’aurais préféré parler à une sauterelle géante de l’espace mutante.
Je ne voulais pas répondre à sa question. Je savais très bien de quoi il s’agissait, et je n’avais aucune envie d’y repenser. J’avais tourné une page et il n’était pas question que j’y revienne pour le plaisir de ce branquignole.

Mais apparemment, le simple fait de se rappeler qu’on ne veut pas penser à quelque chose suffit à le faire remonter. Même si je ne voulais pas me l’avouer, je voyais bien le décor changer peu à peu autour de moi. Et puisque j’avais compris qu’il répondait à mon état d’esprit… Les tentacules pourrissants disparurent définitivement, se fondant avec le sol. Une herbe folle commença à pousser sur le moindre pousse de terrain, et la surface se gondola, créant peu à peu quelques collines et vallons. Le tout avait la couleur d’un gris de cendre. Le simple fait de savoir ce que j’allais trouver l’amena à moi.
 
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Le décor finit de se mettre en place. A main droite, une rivière se mit soudain à couler dans un repli du terrain en contrebas, des arbres poussèrent à ma gauche, une allée de parc se dessina sous mes pas. Un garde-fou fait de croisées de bois se planta entre le bras d’eau et moi. Le grisâtre se transformait peu à peu en un superbe noir et blanc presque cinématographique, manquant seulement encore un peu de contrastes. A mes côtés, un rire étouffé jaillit. Je tournai la tête, et tombai nez-à-nez avec Elle.
« Mélanie… » Articulai-je à grand peine.
Même en noir et blanc, c’était une fille magnifique. Elle m’apparaissait ce soir comme je me plaisais autrefois à me la rappeler. Ses cheveux sombres et mats étaient relevés en un chignon bas dévoilant sa nuque parfaite, et quelques mèches rebelles soigneusement choisies encadraient son visage fin, presque maigre, où ressortaient les pommettes hautes et saillantes. Ses yeux avaient leur expression si typique, un peu mystérieuse, un peu rêveuse. Elle portait son habituelle jupe en jeans, qui flattait ses hanches en forme de lyre et révélait le gable de ses jambes gainées de bas fumés. Sa poitrine des plus discrètes faisait deux légères bosses sous son pull léger.
Je restai planté là, sans voix. Un éclat rieur passa dans ses yeux, et ses lèvres se contractèrent, comme si elle réprimait un fou-rire. Puis, elle ouvrit la bouche, et une voix affreusement mâle, ma voix, me déclara d’un air goguenard :
« Ah, c’est donc ça. D’aaaaaccord. Avec un beau cadre romantique cucul en plus, t’es vraiment indécrottable. »

J’eus un brusque mouvement de recul. Là, c’était trop ignoble. Mon inconscient pouvait faire ce qu’il voulait, mais pas s’en prendre à mon idéal de féminité de cette manière, le pervertir ainsi. J’étais sur le point de me laisser aller à la colère sans réfléchir, quand soudain, les yeux de Mélanie perdirent toute vie, et son corps se mit à pendre comme un pantin dont on aurait pendu les ficelles à un clou et laissé les jambes au sol. Ce que je voyais de son dos se mit à frémir, à grouiller, et une excroissance monstrueuse y poussa, puis se décolla du sommet de la tête jusqu’au bassin, se modelant peu à peu. Rapidement, mon visage s’y peignit de nouveau, et je dus faire face à une créature composée de la femme que j’avais aimé et d’un second torse doté de bras et d’une tête, mon torse, mes bras et ma tête. Le nouveau moi me regardait avec un grand sourire crétin sur le visage, apparemment très content de son apparition. Je ne me savais pas aussi con.

« Donc, tu es amoureux de cette demoiselle. Charmante, par ailleurs, vraiment, au moins tu as un certain goût en matière de femmes, à défaut d’avoir d’autres qualités. Et voilà pourquoi tu dépéris dans ta maison, tout seul, comme un gros nul.
-Je ne l’aime plus, lançai-je hargneusement. J’ai décidé de l’oublier. C’est de ta faute si elle est remontée du fond de ma mémoire.
-Voyez-vous ça… »
De la main gauche, il prit nonchalamment la tête inerte de la jeune femme, et la tira un peu en arrière, la regardant d’un air pensif.
« Depuis combien de temps tu ne l’as plus vue ?
-Un an, quatre mois… Répondis-je sans prendre le temps de réfléchir.
-Il compte les mois, et il dit qu’il l’a oubliée. Il est vachement cohérent, le petit bonhomme. Tu n’es plus tombé amoureux depuis qu’elle est sortie de ta vie n’est-ce pas ? Depuis que tu es en âge de t’intéresser aux femmes, t’est-il arrivé une seule fois auparavant de ne pas aimer quelqu’un, ou même de ne pas avoir le moindre béguin ? »

Non. Il y avait eu Laura. Elle m’avait déçu. Il y avait de suite eu Marie. Marie était sortie de son existence. Il y avait eu Jennifer, immédiatement après. Elle m’avait collé la plus magnifique gamelle de ma carrière. De suite, il y avait eu Mélanie. Et puis, deux années de fantasmes, deux années vaines. Et ces quinze mois, vides de femmes si l’on exceptait le souvenir tenace de la belle brune aux reflets roux. Oh, il en avait bien croisé, des jolies filles, mais elle l’avait vidé de sa capacité d’aimer.
Les arbres tournèrent à l’automne et leurs feuilles se mirent à chuter, peu à peu. Je restai debout sans répondre à mon second moi, le regard attiré par la gorge blanche de Mélanie, par l’adorable ligne de son menton, par la naissance de l’épaule. Tous ces petits détails que j’avais toujours observés à la dérobées et qui, jamais, n’avaient cessé de me fasciner. La partie mâle du corps à deux torses tira brusquement par la chevelure la tête que je contemplai en arrière.

« Tue-la. Débarrasse-toi définitivement d’elle.
-Quoi ? Fis-je, choqué par l’ordre inattendu.
-Tu m’as bien entendu. Tu n’as qu’à désirer la détruire pour que son existence se termine ici. Tu vois bien que je suis fondu en elle, tu vois bien qu’elle n’a aucune vie. Je n’ai que faire d’un poids mort. TU n’as que faire d’un poids mort. N’est-ce pas ? »
Je ne bougeai pas d’un pouce.
« Quelle plaie ! Que risques-tu ? Donner un coup de poignard à un fantasme, égorger un souvenir… Quel acte héroïque, en vérité. Oh, pardon, je ne devrais pas faire d’ironie, pour toi, c’en est un. Lutter contre ce qui te mine n’est pas dans ton idée, c’est ça ? Tu préfères ruminer le passé jusqu’à en crever toi-même ? Libère-nous ! »
Les arbres tournèrent à l’hiver. Ils étaient nus, dorénavant, noirs d’humidité. La rambarde se couvrait de givre, la rivière en contrebas charriait les premiers glaçons, le sol de l’allée blanchissait de neige. Noir et blanc, encore et toujours.

La gorge blanche. La dague noire, soudain présente au creux de ma main. J’aurai pu le faire autrement, mais le geste, même s’il restait rêvé, fantasmé, était trop intime pour qu’il en soit autrement. Je perdis encore une seconde à contempler avec un mélange de fascination et d’horreur la nacre parfaite que j’allais frapper. Puis, je pris le temps de viser, et je fermai les yeux et frappai à l’aveugle, en lâchant le cri de celui qui souffre lui-même pour le coup qu’il assène.
Quelques doigts de mon autre moi s’abattent sur mes yeux, et me forcent à ouvrir les paupières pour contempler mon œuvre. Le couteau pénètre la chair avec une horrible sensation de réalité. De la couleur enfin. Rouge gorge, l’oiseau de paradis se vide de son sang, peau rouge, sang dessus dessous. Les feuilles rouges au sol, la rivière en contrebas charriant ses flots sanglants, soleil de sang, sang sang. Brun. Ses pupilles s’animent, reprennent vie pour contempler son agonie, elle tente d’ouvrir la bouche, me lance un appel du fond des yeux, une supplique muette et affreuse, sa main se macule du liquide vital qu’elle veut retenir en elle, sa main plaquée sur la plaie béante. L’autre moi se détache complètement d’elle et elle tombe à genoux. Elle devrait être morte mais elle vit encore, elle se traîne vers moi, à la recherche d’un appui. Une botte finalement s’abat sur sa tête, la maintient au sol jusqu’à ce qu’enfin, la faucheuse vienne. Je tombe à genoux près d’elle, tend la main vers ses cheveux… Une poigne puissante me saisit au collet et me redresse.

Mon second moi, en uniforme de hussard, me fit pivoter de force, me poussa contre le garde-fou de l’allée, face à la rivière, et j’y vomis en noir et blanc.
« Bon dieu. C’est qu’elle était du genre coriace. Je suis fier de toi. Maintenant, tourne toi, et regarde ce qu’il y a au bout de l’allée. »
Je me retournai avec lenteur. Le corps avait disparu. Restaient les traces de sang, beaucoup trop de sang pour un simple humain. Je fis docilement ce que l’autre m’indiquait.
« Je ne vois qu’une allée qui se perd dans la brume, et un rideau d’arbres. L’allée doit faire un coude quelque part. Et… ?
-Passe le coude, et comble le manque. »
Sur cette phrase énigmatique, mon double disparut purement et simplement, me laissant seul dans mon vieux décor romantique. Là ou était tombée la femme que j’avais aimée, des hordes de coquelicots sanglants poussaient pêle-mêle, tâche de couleur morbide au sein de la grisaille. Les deux mains dans les poches, j’avançai d’un pas lent vers le fond de l’allée.
Le brouillard se densifiait à chacune de mes enjambées, et je ne vis bientôt plus rien. J’avançai sans savoir vers où, maudissant encore une fois mon inconscient et ses clichés pitoyables. Au bout de quelques minutes de marche, je vis surgir de la brume une porte. Une porte que je connaissais bien, un grand panneau de bois ouvert de quelques petites fenêtres en verre dépoli, armé d’une poignée métallique rafistolée. La porte d’entrée de ma maison. Je restai interdit un instant. Puis, irrité, je me mis à beugler, comme le croyant déçu haranguant le ciel :

« C’est ça, ta putain de solution ? Tu veux que je roule des pelles à une porte ? »
Venant de partout et de nulle part, ma voix me répondit :
« T’es pas drôle. Tu ne fais vraiment aucun effort. Tu ne comprends même pas une métaphore aussi simple. Tu sais qu’en rêve, on parle par signes, on n’explicite pas ?
-Je m’en contrefous. Dis moi ce que c’est que ça. » Achevais-je en donnant du poing contre le battant.
« C’est simple, pourtant. Ce que je veux te dire, c’est que chez toi, il n’y a aucune fille, alors que dehors, elles sont trois milliards. Sans amour, tu n’es rien. C’est cet élan qui te fait vivre, tu le sais, tu t’en es toujours vanté, tout content d’être un grand romantique. Mélanie n’est plus ; sors, et aime. »
La porte s’ouvrit à la volée, et une bourrade brutale dans le dos me précipita au travers du cadre planté dans la plaine brumeuse. De l’autre côté, je fus saisi par une sensation de chute, puis le noir.

Je me réveillai. J’étais toujours affalé dans mon fauteuil, la télévision diffusait une horreur qui devait s’appeler « le meilleur du zapping de la pub » ou quelque chose du genre. Je me levai, marchai vers l’écran, appuyai sur le bouton arrêt sans me soucier de la petite décharge électrostatique, et attrapai mon manteau et mon portable. Après tout, il était plus que temps de vivre.
 
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Nouvelle 4

Un chemin

Lorsque Daniel et Cannelle se sont rencontrés, ils étaient tous les deux à un carrefour de leur vie mais ils ne le savaient pas.
Il arrivait à la fin d’une séparation après dix-sept ans de vie commune et il essayait de profiter de sa liberté retrouvée, comme on dit.
Il travaillait beaucoup comme il l’avait toujours fait mais ce qui était nouveau, c’est qu’il sortait beaucoup dans des bars. Il buvait mais jamais jusqu à être ivre. Il savait où étaient ses limites et ne les dépassait jamais.
Au niveau des femmes, même s’il avait eu quelques aventures extra-conjuguales (très justifiées vu son mariage), il avait du mal à se lâcher, à coucher pour coucher. Il y mettait toujours du sentiment.
De plus, il avait un côté « sauveur » de ces dames.
Ainsi, il connut une prostituée qui sniffait souvent ; il voulut la sortir de sa condition mais elle n’y mit pas beaucoup du sien. Et, en fait d’aventure, il n’y eut pas grand chose de sexuel
entre eux.
Cannelle était étudiante et fréquentait les mêmes bars que Daniel mais elle avait commencé avant lui et y mettait plus d’ardeur. Elle était ivre presque tous les jours et collectionnait les hommes avec beaucoup d’appétit. Elle était parfois amoureuse mais le plus souvent, c’était son désir sexuel qui guidait ses choix.
Depuis quelques semaines, il y avait un homme qui la draguait en lui offrant verre sur verre et en la soûlant de paroles et d’alcools.
Il ne lui plaisait pas ; il la dégoûtait même un peu ; elle l’écoutait à peine mais ne le décourageait pas vraiment pour continuer à boire et fumer. Elle ne souvient pas de son nom.
Depuis quelques mois, il y avait un homme qui lui plaisait beaucoup et avec qui elle couchait quand il avait le temps entre sa femme, son travail et ses copains de beuverie.
Cannelle avait tendance à s’accrocher aux hommes qui la traitaient mal(moralement, s’entend) et à rejeter ceux qui lui voulaient du bien (quel qu'il soit).
Depuis quelques semaines, il y avait aussi, Jeannot, un homme jovial mais repoussant qui avait des vues sur elle. Il avait parlé de Cannelle à Daniel.
Un soir, alors que Cannelle attendait le cosaque de ses rêves en buvant verre sur verre, en fumant cigarettes sur cigarette et en écoutant vaguement les énièmes élucubrations avinées de son amoureux transi….
Daniel arriva avec Jeannot mais Cannelle ne le vit d’abord pas. L’heure était déjà bien avancée et même si la pratique faisait qu’il lui en fallait beaucoup pour la griser, elle n’était plus non plus très fraîche.
C’est derrière la fumée de ses Craven A qu’elle vit le gilet bleu canard de Daniel.
Ce gilet qui ne le quittait guère et qu’il a encore aujourd’hui.
Elle adressa alors un sourire aux deux arrivants car sauf aux premières lueurs du matin, Cannelle restait souriante. On lui avait appris cette politesse du désespoir et bien qu’elle ait jeté aux orties beaucoup des préceptes moraux de son éducation, elle en avait gardé certains.
Jeannot n’en attendait pas tant et prit ce sourire comme un encouragement à venir rejoindre
Cannelle, s’incrustant sans y mettre trop de formes entre elle et son complice de boisson.
Déjà bien fatigué, celui-ci ne s’en offusqua guère. Il avait l’habitude de se faire écarter par les autres hommes de Cannelle, ceux d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.
De plus, il n’en avait pas la force morale et physique.
Alors que Jeannot draguait ouvertement Cannelle, Daniel confrontait ce qu’il voyait de la jeune femme avec ce qu’on lui en avait dit : fille de bonne famille (avec du bien mais ça il s’en fichait un peu), intelligente, cultivée, diplômée.
Elle était indéniablement tout ça bien qu’elle se donne beaucoup de mal pour noyer ses qualités dans l’alcool et les asphyxier en fumant.
Peut-être déjà à ce moment décida t-il de la sauver. Parce qu’il était profondément bon et gentil. Il avait vainement essayé avec Pamela, la prostituée mais il était aussi fondamentalement optimiste et positif.
Il l’invita d’abord à manger dans un restaurant de couscous mais de tournée en tournée, l’heure était si avancée qu’avec Jeannot, ils décidèrent de l’emmener dans un bar de nuit.
Définitivement lassée par son compagnon de bar de ces dernières semaines, Cannelle ne se fit pas prier pour suivre Jeannot et Daniel (un peu de nouveaux, quand même dans son environnement) au Select où elle savait qu’elle allait encore boire.
Les voilà partis. Cannelle ne se souvient pas du trajet (relativement court à cette heure de la nuit).
Son compagnon de bar n’a pas compris ce qui se passait et dans l’état où elle l’a revu(après plusieurs cures de désintoxication et sous traitement anxiolytique) plus tard, il n’a sans doute toujours pas compris.
D’ailleurs, il lui reste très peu d’images de cette soirée pourtant si capitale dans sa vie. Elle a peut-être même préféré oublier certains détails peu glorieux pour elle et son histoire d’amour avec Daniel. Ce dernier lui-même était-il conscient à ce moment-là de l’importance de cette rencontre ?
Ca ressemblait beaucoup à d’autres soirées. Du champagne pour elle, du whisky pour Daniel et pour Jeannot une envie de Cannelle qu’il ne cachait guère. Cannelle s’amusa avec lui comme elle le faisait souvent avec ces hommes-là…ceux qui ne lui plaisaient pas…
Daniel lui observa la scène : Cannelle retirant sa légère robe noire sous laquelle il n’y avait qu’un simple slip en coton puis déshabillant sur une musique de strip-tease, Jeannot qui se trouva nu, bedonnant et ridicule, se discréditant définitivement aux yeux de celle qu’il voulait.
Cannelle s’attaqua ensuite à Daniel dont l’attitude réservée l’intriguait et excitait son envie de jeu. Alors que tout le monde l’encourageait à aller plus loin (on en avait l’habitude dans ce lieu et Cannelle l’avait déjà fait), Cannelle ne retira même pas le slip de Daniel.
Elle se rassit, reprit son verre et ses cigarettes.
Jeannot voulait « embarquer » Cannelle mais il fut le deuxième homme qu’elle laissa sur place … mais cette fois-ci pour partir en tête-à-tête avec Daniel.
Au lieu et place de tête –à-tête amoureux que Daniel escomptait, ce fut plutôt un tête –à-tête avec une mauvaise cuite de Cannelle qui passa presque toute sa nuit la tête dans la cuvette des toilettes pour vomir.
Ce n’est qu’au matin, que Cannelle, n’ayant apparemment plus rien dans le ventre….
Elle put rester un moment allongée … en chien de fusil.
Il l’a détendit un peu et la pénétra. Comme il ne faisait pas l’amour si souvent que ça à cette époque et qu’il la voulait depuis un moment, Daniel jouit assez vite.
Cannelle, entre sa nuit d’ivresse et son réveil difficile ne ressentit que… cette pénétration qui était un acte si banal pour elle.
Elle ne se rendit compte que bien plus tard, des années plus tard qu’il avait pénétré plus que son corps et qu’ils s’étaient engagés ensemble, dès ce matin là sur un chemin entre ombre et lumière.
Lui avait déjà commencé le combat pour leur amour et elle le rattrapa un peu plus tard.
 
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Nouvelle 5

D'amour et d'eau croupie


Gontran et Mirabelle Mortegoutte forment un couple des plus heureux. Ils nagent en plein bonheur. Ils y nagent comme nagerait une paire de mouettes estropiées dans une cuve remplie de mazout. Ils crawlent avec ardeur dans la volupté feinte, brassent opiniâtrement la mélasse de l’indifférence, pataugent et boivent la tasse dans le magma visqueux de la désillusion. Mais qui sont-ils ? Qui sont donc ces braves gens ? Monsieur est pharmacien, Madame est avocate. Mais encore ? Pas grand chose, croyez-moi. Ils se rencontrèrent à l’âge tendre de dix-huit ans, s’épousèrent à celui, déjà bien moins tendre, de vingt-et-un, et baisèrent pour la première fois ensemble à vingt-deux – mais sans tendresse, du coup -.

Depuis, tous deux se sont irrémédiablement vautrés dans une grasse quarantaine et, par amour de l’euphémisme, ne baisent plus guère. A dire vrai, leur semblant de bonheur vient du seul fait qu’ils ne se voient pour ainsi dire jamais. Mais que voulez-vous, lorsque vous formez le couple le plus opulent de votre ville, que vous êtes mariés depuis plus de vingt ans, que votre conjoint n’ose plus vous toucher par souci d’hygiène et que la conversation a tant tourné en rond, au fil de toutes ces interminables années, qu’elle ne tient plus en équilibre, vous finissez par vous lasser l’un de l’autre. C’est mathématique.

Subséquemment, lors des rares et odieux instants durant lesquels Mr et Mme Mortegoutte sont contraints de laisser leurs espaces vitaux se chevaucher momentanément, ils s’emploient à tromper le silence et l’évidence d’une vie ratée en soliloquant à tour de rôle. Monsieur dégobille son creux monologue, Madame régurgite ses baveuses platitudes consciencieusement, aucun des deux ne prête la moindre attention à ce que dégoise l’autre, et tout le monde est content. L’un parle de ses clients qu’il drogue, l’autre des siens qui se droguent. D’argent, enfin, ils en discourent tous deux, et à l’envie. Et c’est d’ailleurs bien là leurs seuls terrains d’entente. Travail, argent. Argent, travail. Et c’est tout. Point à la ligne

.

Toutefois, la soirée qui s’annonce promet d’être très spéciale, follement excitante. Peut-être même assez excitante pour dulcifier l’eau croupie de la débilitante monotonie matrimoniale. En clair, les Mortegoutte ne se sentent plus. Ce soir, ils reçoivent à leur table un couple d’amis et leur fils. Chez ces richissimes commensaux, le père est un médecin émérite, la femme est une ménagère modèle. Enfin, le fiston, à défaut de pouvoir mériter le moindre épithète élogieux, peut néanmoins se voir attribuer l’exploit d’être parvenu à s’extirper d’une femme aussi étroite d’esprit que de bassin. Ce qui n’est au fond pas si mal.

Vous l’aurez donc compris, cette réception se doit d’être parfaite. Mémorable, comme ne cessent de le seriner nos deux tourtereaux. Leurs invités doivent s’en souvenir, de cette soirée. Et l’enjeu est d’autant plus important que les Dumas sont les seuls amis des Mortegoutte. Comprenez : les seuls amis aussi riches qu’eux. Mais voilà, la nervosité de nos hôtes est telle qu’un conflit est inévitable. Tapi dans une encoignure de la pièce, dissimulé au cœur des ténèbres, le Litige, larvé, n’attend plus qu’un prétexte pour bondir hors de sa cachette, s’agripper à ses victimes et leur inoculer, de ses profondes morsures, le germe du bellicisme.

Et le prétexte ne tarde pas à survenir. Car, en effet, il y a deux jeux de couverts de couleurs différentes dans le tiroir des Mortegoutte. Et, fort logiquement, les avis de nos deux époux divergent quant au lot à utiliser. Monsieur préfère le bleu, Madame n’a d’yeux que pour le noir. Ainsi, tel l’équilibriste russe attendant fébrilement d’entrer sur scène, le dialogue s’échauffe à une vitesse fulgurante, le ton monte et vient, frétillant, pondre les œufs de la discorde dans la mer d’hostilité qui sépare à présent les deux belligérants.

« - … Mais enfin, Mirabelle, soyez raisonnable, les bleus s’accordent bien mieux au reste de la table que vous avez si majestueusement dressée.
- Je ne partage pas votre vision des choses, Gontran, les couverts noirs me semblent être les seuls aptes à enjoliver cette table dont vous louez si jésuitement la majesté.
- Cessez donc de jouer à la …
- Et bien ? De jouer à la … ?
- … de jouer à la tête de mule !
- Oh ! Goujat ! Si vous croyiez pouvoir me faire entrer dans vos bonnes grâce par ces rejets de malappris ! Mais écoutez-moi bien, je ne me laisserai pas fléchir. Les noirs, ou rien.
- Vous commencez à me les briser vertement, très chère.
- Je vous les brise ? C’est bien trop peu. Puissiez-vous vous les coincer entre les portes de l’ascenseur que je vous renvoie, mon brave.
- De grâce, veuillez m’épargner vos sautes d’humeur cataméniales et rendez-vous à l’évidence : les bleus siéront bien mieux à l’atmosphère vespérale qui s’annonce.
- Mes sautes d’humeur cataméniales ? Comment pourriez-vous en être au courant, attendu le désintérêt total et honteux dont vous gratifiez mon minou depuis bientôt quinze ans ?
- Vous vous croyez en position de faire valoir vos prétendus appâts ? L’époque où vous m’affriandiez encore est révolue depuis bien longtemps. A l’instar de vous-même, mon inappétence à votre égard est loin d’être incompréhensible.
- Ce qui signifie … ?
- Que vous ne me faites plus bander.
- Veuillez garder votre rancœur de mâle défectueux pour vous, Monsieur Mon Mari, je ne saurais souffrir de me voir tenue responsable des impérities de votre vit ridicule. Votre incapacité à roidir décemment ne me regarde pas.
- Et je la comprends parfaitement, au vu du spectacle que vous offrez.
- Octroyez-moi le droit de vous dire que vous êtes un bel enculé.
- Et vous une sacrée pétasse.
- Les noirs.
- Les bleus.
- Les noirs !
- Ne me poussez pas à bout, Mirabelle !
- Les noirs ! »

Le coup est parti, bien droit, bien franc, bien direct, avec une hargne d’apparat mâtinée d’un soupçon de pitié, à la manière du pantouflard éconduisant la paire de témoins de Jéhovah venus l’importuner au cours de sa sieste méridienne. Sous le choc, la tête de Madame est propulsée en une superbe courbe, sème quelques étoiles dans son sillage, puis viens achever sa trajectoire dans la casserole d’eau bouillante. La peau bout. Madame hurle. Monsieur se marre. Arborant une mine débonnaire, il se rapproche de son aimée, pas à pas, avec la ferme intention de lui porter le coup de grâce. Ou plutôt les coups de grâce. Ben oui, zut à la fin, faut que ça dure, c’est pas tous les jours qu’on trucide sa femme, alors autant s’appliquer.

Mais, hélas pour notre aspirant au veuvage, Madame a plus d’une corde à son arc. Enfin, à défaut d’avoir un arc, elle porte une magnifique paire de chaussures aux talons particulièrement pointus, lesquels ne tardent pas à venir voluptueusement s’enfoncer dans les deux globes oculaires de Monsieur en produisant un petit « shlop » d’un poisseux délicat.

Surpris par la ruade inattendue de son écrevisse de femme, notre pauvre aveugle pousse une longue plainte, ce qui a pour seul effet notable de lui faire avaler le flot de liquide sanieux qui se déverse de ses orbites évidées, cascadant le long de son visage tiré par la douleur en direction de sa gueule béante. Là, au creux de cette gorge profonde, humeurs vitreuse et aqueuse, sang et autres substances oculaires visqueuses se donnent rendez-vous et ruissèlent le long de l’œsophage, avant que le propriétaire de celui-ci, dans un immonde hoquet, ne décide de vomir.

Dans le même temps, Madame, revigorée par sa brève rencontre avec l’eau de cuisson, décide d’en finir une bonne fois pour toute. Du bout de ses doigts graciles d’avocate éprise de fitness, elle s’empare d’un long couteau de cuisine bien effilé, s’approche du pitoyable tas recroquevillé sanglotant sur le carrelage afin de lui donner l’estocade, glisse sur le rendu gastrique de ce dernier et s’empale elle-même sur son arme. Flotch. La lame lacère sans remord les tissus abdominaux avant de perforer, décidée comme un Sébastien Chabal au meilleur de sa forme, l’estomac. Hémorragie splanchnique. Un déluge de sucs gastriques s’échappe alors de la panse perforée en produisant un bucolique glouglou, dissolvant tout sur son passage. Foie, rate, pancréas, rien n’échappe à cette digestion endogène, tous sont petit à petit liquéfiés, sans distinction, par les enzymes gloutonnes.

Les deux adversaires sont désormais étendus, agonisants et secoués de spasmes, sur le sol maculé de sang de la cuisine. Rouge garance sur blanc d’albâtre. Chairs déchirées sur sol carrelé. Sublime contraste. Divin tableau. Extasiante représentation avant-gardiste de la déchéance amoureuse. Grisés par la souffrance, avinés de douleur, les deux corps déchiquetés en oublient leur haine et s’agrippent, se blottissent l’un contre l’autre, se serrent avec l’énergie que procure la perspective de leur inéluctable trépas. La face énucléée et sanguinolente de l’un se presse avec tendresse contre le visage rubescent et couvert de cloques de l’autre. Tous deux tremblent en cœur, tremblent de peur autant que d’émotion, d’amour retrouvé, trop tard.

« - Chérie … Nous perdons … beaucoup de sang, et les Dumas n’arriveront pas avant une heure. Tu sais ce que ça si…signifie ?
- Oui mon chéri. Que nous allons mourir … bientôt.
- Tu n’as pas perdu ton … ton sens de l’observation, à ce que je … je vois.
- Arrête de … de rire, gros bêta. La situation ne s’y prête pas.
- C’est vrai … Tu sais, avant de … de partir, je voulais te dire que je n’ai jamais cessé de … de t’aimer.
- Moi non plus, Gontran. Et je ne cesserai jamais de t’aimer, même dans la mort. Mais quand même … je t’assure que les noirs auraient bien mieux convenu. »
 
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Nouvelle 6

Flo

- Dégage !
Le nez de Syò avait rencontré le sol et un craquement sinistre s’était fait entendre.
- T’as rien à faire ici ! Casse-toi !
Un coup dans le dos l’avait fait gémir. Des ombres le cernaient, ces gamins le méprisaient.
- Tu sais ce qu’on fait des fous comme toi ?
Un silence avait suivi la question, ponctué de ricanements. Le sang épais engluait la gorge de l’enfant, sa tête s’enfonçait dans la boue. Il était demeuré muet sous les regards haineux.
Une main l’avait saisi par les cheveux.
- On les marque.
Des cris guerriers avaient échappé aux enfants en guenilles. On avait arraché Syò au sol qui semblait vouloir le noyer dans sa crasse. Un bruit de succion avait résonné à son oreille. On l’avait traîné contre un mur sale, dont les vieilles pierres lui avaient glacé la peau du dos. Le garçon avait ouvert péniblement un œil.
On se tenait devant lui, ils se tenaient devant lui. Grands, maigres, effrayants. Les genoux écorchés, les mains bandées et les nez noircis par le froid, tous se ressemblaient. Les yeux de Syò s’étaient posés sur un pot qu’agrippait anxieusement un gamin sur sa droite. Syò avait compris.
- Non… avait-il gémi.
- Comment ça non ? Y a pas de non qui tiennent. Ceux qui causent tout seul sont des fous. Et les fous, on les marque !
Une poigne puissante s’était saisie de l’enfant à demi inconscient. Il avait essayé vainement de se débattre, agitant ses mains rougies devant lui, mais le liquide froid s’était abattu sur son crâne, comprimant la terreur du garçon sous sa masse épaisse. La couleur s’était répandue sur les cheveux de Syò, le marquant inexorablement.
Les gamins avaient détalé, leurs rires aigus avaient ricoché contre les murs. Syò était demeuré figé, la peinture rampant sur son visage. Il l’avait essuyée d’un geste incertain, tremblant. Ses doigts s’étaient teintés de bleu. Abasourdi, il avait relevé la tête et aperçu la fillette qui avait assisté à la scène, impuissante. Elle avait fait un pas dans sa direction, faisant mine de vouloir l’aider.
Syò avait alors hurlé. Il avait hurlé, les yeux révulsés sur la couleur de ses mains. Il les avait frottées avec véhémence dans la boue, contre la pierre, vers le ciel.
La teinte bleue était devenue violette, puis s’était cerclée de rouge. Le sang avait coulé mais la marque était demeurée. Le liquide rouge avait recouvert le bleu et le temps avait guéri le pourpre sans ôter l’azuré.
D’un doigt, l’homme caressa la peau colorée de sa main. Ses cheveux aux lointains reflets du ciel s’agitèrent dans la bise nocturne. Il resserra son manteau autour de lui.
- Attends-moi ! s’écria-t-il.
Une petite fille courait devant lui, le long d’un sentier brumeux. Sa longue chevelure d’un blond sale s’emmêlait dans le vent. Sa robe déchirée flottait derrière elle.
- Viens ! rigola-t-elle en frappant dans ses mains.
Son rire hystérique résonnait dans le silence ambiant. Les arbres allongeaient leurs ombres, cernant Syò et la fillette dans une atmosphère pesante. La nuit tombait et la forêt se retirait dans le brouillard. La brume assourdissait les murmures de la vie, faisant résonner aux oreilles des deux voyageurs la complainte doucereuse de la nuit à venir. Syò ferma les yeux et soupira. Les mains de la fillette se battaient en rythme et avec son rire, une douce litanie s’éleva dans l’air.
- Tape-moi en dix mon pote !
Des mains s’étaient claquées et des regards s’étaient échangés.
- T’es le meilleur Syò !
Flo avait ri devant son air gêné, ses dents manquantes avaient troués son sourire. Ils couraient à perdre haleine dans les ruelles étroites et humides, des miches de pain volées, serrées contre leur corps affamé.
Soudain, un cri s’échappa. Inquiet, Syò desserra les paupières instantanément. Il découvrit la fillette, étalée sur les cailloux de la route.
- Tu devrais faire plus attention, grogna-t-il en la relevant par le bras.
L’air misérable, l’enfant essuya du revers de la main le sang qui suintait de son genou écorché. Prenant une mine dégoûtée, elle tordit ses doigts englués dans le tissu de sa tunique, ajoutant du rouge au brun sombre des anciennes tâches. Elle renifla avec dédain.
- J’ai pas fait exprès.
Syò lui ébouriffa lentement les cheveux. Lorsque le regard bleuit par les cernes de la fillette se tourna vers lui, il rit précipitamment. Ses lèvres s’étirèrent mais ses traits demeurèrent figés. L’enfant n’en fit cas et continua de cheminer sur la route, oubliant le monde autour d’elle. Syò la contempla longuement, indécis. Il porta une main à son visage, caressant de l’ongle ses joues rugueuses. Une profonde odeur de terre s’échappa de sa peau, couverte par la crasse d’un voyage depuis longtemps débuté.
- Vas-y, mange seulement !
Syò avait contemplé Flo, hésitant.
- Je te dis de manger ! T’en as bien plus besoin que moi.
Obéissant, il s’était jeté sur la nourriture dérobée. Elle avait un goût de glaise, mais la faim l’avait saisi à la gorge. Sa compagne avait penché la tête sur le côté, souriant imperceptiblement. Elle avait de longs cheveux sales qui avaient été, autrefois, blonds comme les blés. Syò les trouvait très beaux. Il les préférait à la couleur bleuâtre des siens. Inconsciemment, il porta une main vers son amie. Il frôla sa chevelure emmêlée, une lueur de tristesse au fond des yeux.
- Sont où tes parents ?
Le garçon avait retiré précipitamment ses doigts.
- Quoi ?
- Sont où tes parents ? avait-elle répété, le regard étrangement vide.
- Ben… J’sais pas.
La fille avait poussé un soupir d’exaspération.
- Arrête de me mentir.
Syò avait baissé la tête, une larme avait roulé sur sa joue, traçant une ligne blanche dans la crasse. Alors, doucement, Flo s’était rapprochée de lui. Sa main s’était posée timidement sur celle du garçon, si légère qu’elle aurait pu être irréelle.
- Allez ! J’ai faim !
L’enfant s’était saisie de la main de l’homme et le tirait en avant. Il retira précipitamment ses doigts. La fillette se figea et son visage aux traits ravagés se tourna vers le dédale obscur de la forêt.
- Tu veux plus venir avec moi ? demanda-t-elle d’une voix inaudible en baissant le menton.
Syò recula, sous l’emprise d’une montée violente de sentiments.
- Tu ne veux plus venir avec moi ?
Flo se tenait à côté de lui, ravagée par la peur. Syò n’avait pas répondu. Ses yeux ne pouvaient se détacher du corps, gisant à ses pieds. Il était froid. Il était mort.
Ils se tenaient dans une demeure abandonnée. Le plancher se trouait sous leurs pieds, un vieux miroir poussiéreux, dans un coin, reflétait l’irréalité de la scène.
Une main s’était posée sur l’épaule du garçon. Il avait bondi sur ses pieds. Reculé. Effrayé.
- Je n’ai pas fait exprès ! s’était exclamée la fille, les yeux baignés de larmes, les mains ensanglantées tendues vers lui.
- Tu n’as pas fait exprès, avait répété Syò.
- Ne me dis pas que tu ne voulais pas toi aussi !
Flo s’était effondrée au pied du gamin tué. Elle sanglotait doucement. Le dégoût de Syò était tel qu’elle semblait ne plus être qu’un reflet, s’évaporant sous la colère qui se saisissait du garçon. Elle avait gémi, supplié. Il avait cédé. S’agenouillant près d’elle, Syò l’avait prise par les épaules et avait approché ses lèvres de son visage.
- Merci, avaient-elles murmuré.
Le mot résonna dans l’air, sourdement. Nulle oreille ne l’entendit. Le garçon s’était redressé et avait contemplé son reflet miséreux dans le vieux miroir. Le bleu jaillissait de la couleur cadavérique de son visage. Il semblait bien frêle près du cadavre du grand gaillard qui reposait devant lui. La pièce avait l’air étrangement grande dans l’au-delà du miroir où seul un garçon en guenilles se tenait auprès du corps allongé.
- Promets-moi qu’on restera toujours ensemble, avait chuchoté son amie à l’oreille de Syò.
- Promis.
Ils s’étaient souris, une amitié avait survécu. Puis, Syò avait baissé les yeux et, voyant le sang encore frais sur ses mains, s’était empressé de les nettoyer.
Syò se lèche doucement les doigts. Les souvenirs affluent dans sa mémoire. La répugnance défigure son visage, avivé par le spectacle pitoyable de la petite fille qui se tord à ses pieds. Il se met à trembler. La fillette, sentant la haine s’emparer de l’homme, se jette sur lui.
- Non ! hurle-t-elle en s’accrochant de ses petits poings au pantalon de Syò.
- Lâche-moi, souffle-t-il.
- Jamais !
Les grands yeux vides de la fillette sont baignés de larmes. Les maigres cheveux qui s’effilochent de son crâne se collent sur son visage humide. Sa bouche mutilée laisse échapper des petits jappements d’agonie. Elle se ramasse sur elle-même, recroquevillant son corps chétif au pied de l’homme.
Lentement, une main se resserre sur sa nuque. Avec un cri affolé, la fillette s’agrippe d’avantage. Mais Syò l’arrache à son refuge et la soulève devant son visage déformé par la rage et la tristesse. Ses doigts tremblants se referment sur le cou de l’enfant.
Elle lui lance un regard emprunt de pitié et Syò écarquille les yeux, profondément troublé.
L’enfant saisit cet instant de battement pour mordre sauvagement le poignet de l’homme. La fillette chute dans un cri et un murmure effarouché échappe à Syò. Il recule en trébuchant et s’affaisse au sol.
De sa vue brouillée, il voit l’enfant qui rampe en reniflant. Les souvenirs dansent au bord de sa conscience. Il enfonce son visage dans ses mains en gémissant.
Depuis qu’ils s’étaient promis, lui et Flo, de ne plus jamais se quitter, ils étaient devenus un. Survivant comme ils le pouvaient, les années défilèrent sous leur pas et leur unique ombre ondoyait le long du chemin. Il grandit. Elle demeura la même. Le temps la rendit plus aigre. Le temps le rendit moins lucide. Mais ils ne s’étaient jamais quittés.
- Non, murmurait l’enfant en se rapprochant de lui. Ne me laisse pas. Tu avais promis. Tu avais promis.
Syò se boucha les oreilles.
- Va-t-en !
- Non ! gémit la fillette.
- Laisse-moi !
- Non, supplia Flo.
L’homme la contempla longuement. Elle était si misérable. Comment avait-il pu demeurer auprès d’elle si longtemps ? Comment pourrait-il demeurer avec elle plus longtemps ? Pourquoi demeura-t-il avec elle ?
L’enfant avance timidement sa main vers celle de l’homme. Elle frôle de ses doigts rougis la peau bleue. Sa caresse est telle un souffle, Syò ne réagit pas. Inquiète, la fillette pose sa paume sur la main ridée. Elle la serre. L’homme ne la sent pas.
- Syò ?
Il ne l’entend plus.
- Réponds !
Il sourit et ferme les yeux. Il tend une main et Flo se précipite dans ses bras. Elle glisse entre ses doigts. Peu importe. Syò referme son étreinte autour de lui. Il la berce.
Elle était légère. Si légère.
 
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Nouvelle 7

Familiale

8 heures ont sonnées et voilà toute la petite famille réunie pour l’occasion. Le père, les yeux mi-clos, ronronne une prière sans accorder un regard aux altières positions de garde des deux combattants qui lui font face. Peu importe qui les regarde ou pas, d’ailleurs, occupés comme ils le sont à se fixer dans le blanc de leurs yeux bleus. Brun contre blond, minois en forme de cœur contre visage en lame de couteau, peau allergique contre peau à moustique, le duel s’avère prometteur. Imperturbable, le patriarche continue à prier. Il a vu cette scène un tel nombre de fois que même s’il n’avait pas l’esprit encombré de saints verbiages son attention s’en détournerait pour d’autres objets ô combien moins futiles. Sa moustache par exemple, qui est pour lui une source d’ineffable désolation en forme de tête-de-loup sur le déclin. Et encore, de tête-de-loup sur le déclin après une vie particulièrement difficile et déplumante. Comment une si pauvre moustache a-t-elle pu pousser sur un si riche terreau, du bon humus dont la valeur financière dépasse la demi-douzaine de chiffres avant la virgule, voilà qui demeurera à jamais un mystère.

L’homme qui se tient derrière Monsieur, un récipient encouverclé dans les bras, a tenté en vain de résoudre cette énigme chacun des jours de ses quinze années de service. Toutefois, en ce début de soirée estivale, on voit bien que son front n’est nullement barré par la ridule perplexe qui accompagne ses réflexions sur la pilosité de son maître. Son visage, en pleine révolution semble-t-il, déploie sourcils ondulant de nervosité, joues frémissantes dénotant un gargantuesque effort pour s’empêcher de grincer des dents et lèvres passant sans discontinuer du léger sourire poli à la moue vaguement boudeuse. On pourrait dire, sans crainte d’hyperbole, qu’il a l’air préoccupé.

Mais, qu’il se rassure, il n’est pas seul : Madame, tout à la fois muse le temps de sa trépidante jeunesse, mécène avec le patrimoine de Monsieur et artiste à la manière si délicieusement intemporelle qui est la sienne, Madame donc, est également préoccupée. Son regard acéré comme une croche harponne les duellistes tandis qu’un dilemme la déchire : percussions ou violon pour symboliser le bruit des épées qui s’entrechoquent ? C’est que Madame écrit, une petite épopée en 5 actes, 30 tableaux, 24 personnages (hors figurants), sans prétention et sans voyage (pour ne pas avoir à trouver une histoire qui tient la route). Le projet s’annonce sous les meilleurs auspices; certes Madame n’a à l’heure actuelle aucun semblant de fil conducteur mais, c’est le plus important, elle a déniché un titre magnifique : ce rythme qui balance au bout d’une corde raide.

Sans s’en rendre compte, elle est ainsi sur la même longueur d’onde que le précédemment cité “homme debout derrière Monsieur” qui, en fait de corde, songe manifestement à la pendaison. Le nœud coulant de ses pensées se referme autour de Son image. Elle, la traîtresse qui a quitté le navire pour quelques sols de plus, sachant pourtant qu’il n’est que médiocrement qualifié pour remplir cette tâche. Pire, qu’il aura du mal à trouver une remplaçante aussi talentueuse. Pire encore, que la colère de Monsieur, particulièrement attaché à une stricte séparation des responsabilités, retombera avec fracas sur sa malheureuse tête de serviteur à lui. Du coup, le voilà qui darde un œil humide d’angoisse sur les escrimeurs en espérant que la prière de son maître ne cesse jamais pour qu’il n’ait pas à entrer en action.

L’aînée des héritières, pour sa part, ne craint nullement un arrêt des pieuses péroraisons paternelles, lesquelles lui semble avancer d’un bon pas sur le chemin de l’éternité. En attendant que les choses sérieuses commencent, elle détaille encore et encore les deux adversaires. Le brun, poignet levé à hauteur du visage, cassé pour diriger sa lame vers le bas, semble destiner au tronc de son adversaire une généreuse aumône de coups. Ils n’en disparaîtront pas moins tous les deux.

Tous les trois, même, puisque le laquais de Monsieur, pâlissant à une vitesse exponentielle, s’approche chaque seconde un peu plus de la transparence. Il faut le comprendre, le cher homme : ses réflexions quotidiennes ont courtoisement laissé la meilleure route cervicale à une poignée d’obsessions terrorisées qui progressent en courant, criant et gesticulant. Lui aussi voudrait courir, crier et gesticuler que ce n’est pas de sa faute si Elle est partie, qu’il n’a pas pu trouver de personne apte à remplir Ses tâches parce qu’il a été assailli de légers contretemps _ son cheval qui est tombé malade en ingérant une casquette de chasse, sa sœur qu’il a dû ramener de force à la maison parce qu’elle s’était mis en tête de transformer les passants en garniture de gâteau à l’aide d’une râpe à fromage, son pavillon qui a été englouti par un tremblement de terre _ bref, toutes ces petites choses de la vie contre lesquelles on ne peut guère. Et puis brusquement, le voilà qui se met à douter : doit-il vraiment révéler à Monsieur qu’Elle n’est plus là ? Pour une composition aussi simple que celle qu’il a effectué, la différence de style doit être presque imperceptible. Alors, tenter d’amadouer ses maîtres avec des explications dramatiques ou faire comme si de rien n’était ? Il hésite. La sentence sera sans appel s’il ne pipe mot et que le pot aux roses est découvert. Il hésite franchement. D’un autre côté, si personne ne remarque que c’est lui qui s’est chargé des préparatifs, il n’y aura aucun châtiment. De franche, son hésitation passe donc à intègre au delà de tout soupçon.

Et ce sont pas les soupçons qui manquent. Ils émanent pratiquement tous d’une petite tête brune à la mine concentrée de grenouille météo. Elle soupçonne, entre autres, la paire d’épéistes d’avoir les cheveux teints, le faux blond d’être alcoolique et le faux brun de tromper sa femme. Elle a aussi des doutes quand au contenu du récipient tenu par le laquais. Son intuition lui souffle qu’une palpitante atrocité va en sortir, comme l’autre jour quand Elle avait préparé Sa surprise, molle, fuyante. Terrifiante. La cadette sent que c’est pour bientôt et couve les batailleurs d’un regard plein d’appréhension.
Silence soudain. Monsieur a terminé de feuler sa prière. Le serviteur s’avance, effectue des gestes rapides d’une main qui ne tremble presque pas. Immédiatement, le champ de vision des duellistes est envahi d’un brouillard rouge.

La petite releva le nez de son assiette en porcelaine “figure d’escrime” (un des services préféré de son père) et demanda avec une curiosité toute scientifique : “On mange de la soupe à la tomate parce qu’on est pauvre ?
- Henry, que signifie ?, repartit le père.
- La cuisinière a songé qu’il vous serait agréable d’avoir une entrée simple et de saison, Monsieur, répondit le majordome d’un air pénétré.
- Voilà ma foi une excellente idée, déclara Madame.
- ..., répliqua l’aînée, qui ne voulait pas prendre parti.
Toutes les paires d’yeux convergèrent vers Monsieur. La décision lui appartenait. Il prit une cuillerée de l’épais liquide rouge avec une lenteur calculée et la porta à sa bouche. La pièce sembla faire résonner le bruit de succion qui s’ensuivit.
- Fort bien, cela ira. Vous pouvez disposer, Henri.
- Merci, Monsieur”, répondit l’intéressé avec un énorme soupir de soulagement intérieur.
Il tournait les talons pour partir de son pas compassé habituel quand son maître repris la parole.
- “Et puis, tiens, allez me chercher la cuisinière, que je la complimente”.
 
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Nouvelle 8

- Restez bien sages ici, surtout. Maman va faire quelques courses.
Théodora embrassa ses jumeaux sur leurs fronts identiques, avant de se fondre dans la foule animée du bourg.
- Oh, je vois qu'il y a pas mal de monde aujourd'hui. Content de vous retrouver, les garçons.
Narsès et Teia adoraient écouter les histoires fantastiques des conteurs à la place d'aller acheter des légumes et du pain avec leur mère. Celle ci les avait déposés un jour, ici, alors qu'elle était pressée, depuis, ils avaient toujours réclamé d'y aller à chaque fois qu'ils venaient en ville. Le conteur Césaire les connaissait bien, maintenant. Le jeune homme s'assit et fixa les enfants un à un.
-Alors, les enfants, je vais vous raconter une histoire pas comme les autres... Ce n'est pas un conte, ce n'est pas une balade... c'est une prophétie qui vient de loin, de chez moi.
-C'est quoi? Interrompit une petite fille blonde.
-Et bien, c'est une histoire qui ne s'est jamais déroulée mais selon la légende, devrait se passer un jour où l'autre. Les païens n'y croient pas et appellent ça un conte. La différence c'est qu'un conte, c'est imaginé, alors qu'une prophétie, c'est Dieu qui la raconte à un membre du clergé, lorsqu'il dort. A son réveil, celui ci a le devoir de raconter l'histoire qu'il a rêvée à sa paroisse pour la faire savoir à un maximum de personnes.
-Pourquoi Dieu veut que tout le monde sache ce qui va ce passer? Demanda un petit garçon roux.
-Parce qu'Il veut nous mettre en garde. Ce qui doit se passer se passera, mais si nous connaissons la prophétie depuis longtemps, nous pouvons nous'en protéger. Avez vous encore des questions ou puis- je commencer?
Les enfants se turent, signifiant ainsi qu'ils étaient prêts à écouter sagement.
-C'est l'histoire de deux frères jumaux. Je ne connais pas leurs noms, personne encore ne les connait. Dans le rêve de ce vieux prêtre Martin, ces deux garçons étaient unis comme les mains d'un prieur. Ils grandirent ensemble, dans une fraternité fusionnelle. Le jour de leurs dix huit ans, il y eut une fête à leur leur village, un grand bal organisé en leur honneur, car ces gaillards étaient appréciés de tous. Même la famille du bon seigneur était de la fête, croyez le ou non, car ce maître étaient très proche de la mère des jumeaux, je ne sais pourquoi. Une des filles du seigneur dansa même avec l'un des frères qui tomba amoureux d'elle dès le premier regard. Cette jeune fille était une manipulatrice, elle obtint de lui tout ce qu'elle désirait. Tout ce que je peux vous dire maintenant, c'est que plus elle en avait, plus elle en voulait. Et elle en eut beaucoup. Mais peu importe l'histoire, tout l'intérêt réside dans sa conclusion: si l'un des jumeaux mourait, l'autre trépasserait au même instant...
-Elle est nulle ton histoire! Râla le petit roux.
-Oui, on sait même pas ce qui va se passer! Renchérit un autre petite fille.
-Mais les enfants, ce que je viens de vous conter est crucial! Je ne peux pas en dire plus... Le seigneur a arrêté le rêve du Prêtre Martin avant que le dénouement ne soit révélé. Mais si cette histoire se déroule durant votre génération, vous saurez ce qu'il faut faire si cela va trop loin... Utilisez un jumau pour faire fléchir l'autre.
Tous se tournèrent vers Narsès et Teia qui n'avaient même pas vu le raprochement entre les héros de l'histoire et eux. Ils auraient vite fait d'oublier.
-Allez, on est reparti.
Teia et Narsès sursautèrent et regardèrent par dessus leurs épaules. Théodora était là, un grand sourire aux lèvres et les paniers pleins de carottes et de... viande!
Arrivé au village, les jumeaux se mirent directement à table. Leur père les regarda, amusé.
-Pourquoi un tel engouement? D'habitude vous préférez jouer au chasseur pour déjeuner seuls et finalement vous nourrir de baies.
-Parce qu' aujourd' hui, on mange du porc! S'enchanta Narsès.
-De... de la viande?! Il se retourna vers sa femme qui sortit du panier une tranche épaisse de porc dont émanait un parfum exquis. Théodora?!
-Ecoute, tu a beau être l'homme de la maison, tes récoltes ne suffisent pas à nourrir le seigneur et nous, alors fais moi confiance.
-S'il te plaît, dis moi comment tu arrives à avoir tant d'argent.
-Pourquoi? Pour faire la même chose?! Je suis pas sûre que ça te plairait... elle fit une pause avant de rajouter, tout bas. Tu as trop de fierté.
Ils se mirent à table. Jean, le père, ne demanda plus rien. Il savait très bien ce que sa femme faisait pour avoir autant d'argent. Voir le seigneur débarquer toutes les semaines dans sa chaumière, alors que sa femme s'y trouvait et ne pas le voir resortir avant qu'il parte dans les champs et ques les jumaux ne s'en aillent en vadrouille, ça lui suffisait. Théodora disait qu'il ne venait que vérifier que tout était en ordre, vis à vis de ses impôts, par lui même. Seulement, si ça avait été vrai, alors ils auraient été les seuls du village à bénéficier de cette visite. Mais il savait aussi que sans ça, ses enfants, sa femme et lui même seraient déjà mort de faim, et c'est seulement pour cela qu'il se soumettait devant son sort et fermait les yeux. Il regardait, attendri, ses enfants manger avec tant de joie que les circonstances qui faisaient apparaître cet argent n'avaient finalement pas d'importance. A chaque repas, tous les jours, pendant dix ans, Jean se disait toujours la même chose pour accepter son abaissement pour le bonheur de la famille. Après tout, ça femme ne se sacrifiait elle pas aussi?
Le temps passe à une vitesse fulgurante pour les parent aimants, c'est bien connu.
Dans deux jours, Narsès et Teia allaient avoir dix huit ans.
Pour la satisfaction de ses enfants, Théodora, cette semaine là, avait demandé au seigneur à la place de pièces, une fête en l'honneur de ses fils au frais de la famille seignieuriale en échange de ce «qu'il attendait» d'elle. Il accepta. Tout le village était invité à la fête, à la place du village. Un bal et un buffet de fruits étaient organisés.
-Même la famille du seigneur sera là!
-Je me demande pourquoi il se donne tant de mal pour nous. Commenta Teia.
- On vous aprécie beaucoup dans le village. Et il y a de quoi, après tout, vous êtes d'adorables garçon improvisa Théodora.
***
La musique celtique claironnait alors que cinq jeunes couples dansaient sur l'estrade en bois. Le soleil se couchait. La journée était passée si rapidement. Teia se tourna vers son frère, ils étaient tous les deux assis, épuisés d'avoir fait la fête toute la journée.
- Regarde moi toutes ces jolies filles!
-Bof, banales...
Théodora arriva avec entrain sur l'estrade, fit taire les musiciens et hurla pour se faire entendre de tous.
- Le seigneur arrive, il est à quelques pas du village avec sa femme et sa fille. Tenez vous prêt à l'accueillir comme il se doit. C'est un grand honneur qu'il nous fait en venant ici, ce soir!
Tous dansèrent avec encore plus d'entrain, si c'était encore possible, les musiciens donnèrent leur meilleur et les femmes assises relevèrent discrètement leur jupon.
Quelques minutes plus tard, on pouvait apercevoir au loin, trois étalons blancs: sur leur dos, il y avait le seigneur et sa famille. Ils furent acclamés dès qu'ils posèrent le pied à terre.
Le regard de Narsès, jusque là endormi, pétilla à la vue de la fille du maître. Elle était si belle avec son teint frais et blanc, ses grands yeux bleus, ses cheveux dorés noués en une tresse. Elle avait l'air d'un ange tombé du ciel. Ses atours ne gachaient rien au plaisir des yeux. Pendant que son père faisait un petit discours pour s'excuser de n'arriver que si tard, elle caressait d'une main délicate sa monture docile. Teia lui donna une tape sur la tête, ce qui lui fit refermer la bouche et reprendre ses esprits.
- Ba alors, qu'est ce qu'il t'arrive, mon vieux?!
- Moi...heu... rien.
Le seigneur finit son discours et la fête reprit. La belle jeune fille s'approcha des deux garçons. Ce ne pouvait pas être possible. C'était trop beau pour être vrai. Pendant quelques secondes, Narsès hésita à prendre la fuite.
- Bonjour, c'est vous, les jumeaux qui fêtez leur anniversaire?
- Tu vois d'autres jumeaux, ici?! Ironisa Teia.
- Tu veux danser? Elle se tourna vers Narsès. La moquerie de son frère ne lui plaisait pas.
- B...bien sur.
Ils se retrouvèrent tous les deux, sur la piste.
- Je m'appelle Blanche! cria -t elle pour couvrir la musique.
- Moi, c'est Narsès.
Ils firent connaissance alors que Teia réfléchissait en regardant son frère. Cette histoire lui rappellait vaguement quelque chose. Des jumeaux... Le seigneur, sa fille... une fête... il ne trouvait pas pourquoi, mais ça lui faisait l'effet d'un frisson et de sueurs froides. Cette jeune fille, elle ne pouvait qu'attirer des ennuis, il en était convaincu.
- Tu sais que tes yeux sont magnifiques?! Narsès rougit. C'était la première fois qu'on lui faisait un compliment sur son physique.
- Viens, je sais où on sera plus tranquilles.
Elle lui prit la main et l'entraîna loin de l'estrade, loin de la fête, dans un champs de maïs. Son père n'avait rien vu, il était trop occupé à se saouler, ce n'était pas le cas de Teia. Il aurait voulu les empêcher de s'éloigner, mais qu'avait il comme argument, à part une intuition stupide.
Blanche posa sa main sur celle de Narsès, elle approcha son visage, celui ci recula le sien.
-Tu as peur?
- Si on nous voit... je n'ai pas le droit. Je ne suis qu'un paysan...
Elle l'embrassa, ne le laissant pas finir sa phrase. Lorsqu'elle se retira, elle déclara:
-...et moi, je ne suis qu'une fille.
Cette fois, c'est Narsès qui l'embrassa. Il caressa ses cheveux. Comment cela pouvait il lui arriver à lui?!
***
 
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Le seigneur était à terre, tout le monde se trouvait autour de lui.
- Il a trop bu!
- Il... il est mort! Il ne respire plus!
La femme du maître était de glace. Elle regardait son mari étendu sur le sol. Teia devina un sourire réprimé dans ses traits durs. Avec cette affaire, personne ne s'apperçut de l'absence de Blanche avant qu'elle ne revienne.
Le lendemain, on célébra les funérailles. L'aînée de Blanche revint de son domaine, au château voisin. Personne n'était visiblement triste. Le seigneur trompait sa femme, buvait et vivait de fêtes. Pour sa famille, ce n'était qu'un étranger de trop. Son enterrement fut celui d'une époque terrible pour Blanche, qui haïssait son père depuis qu'il l'avait battue. De plus, n'ayant pas d'héritier légal, ses terres reviendraient au mari de Blanche. Sa mère ne voulait pas choisir le mari de sa fille. Elle avait déjà tenté le coup avec trois garçons de nobles familles dont les parents déclinèrent l'invitation. Désormais que les biens de son mari lui revenaient plus ou moins, par le biais de sa fille, elle n'avait que faire d'arranger un mariage. Même si toutefois, elle avait son mot à dire.
- C'est non!
- Mère, c'est un garçon honête, gentil, beau, fort...
- Et pauvre! Il est pauvre! C'est un paysan! Qu'en dirait les Duval? Et les Duvallet? Je vais être la risée de toutes mes amies!
- Mère, il est naïf. On pourra tirer de lui tout ce que l'on désire. Impôts, bijoux... tout! Auprès de tes amies, tu passeras pour la plus intelligente, puisque elles ont marié leur fille contre une simple dot qui leur donne quelques pièces.
Il y eut un instant de silence.
-Je vais y réfléchir.
***
- Si quelq'un s'opose à cet union, qu'il le dise maintenant, ou qu'il se taise à jamais.
Teia regarda ses pieds. S'il ne disait rien, à cet instant, c'est bien parce que son frère était très heureux de ce mariage. Théodora pleurait de joie. Qu'aurait elle voulu de plus pour son fils adoré?! A côté, Jean s'émerveillait de la beauté de sa belle fille. Du côté de la mère de Blanche, tout allait pour le mieux. Elle était ravie de cet union. Toutes ses amies trouvaient ça malin et intelligent d'utiliser un beau- fils niais pour avoir plus d'argent par son biais.
Non, vraiment personne n'avait de raison de s'opposer à cet union.
- Je vous déclare devant Dieu, mari et femme.
Narsès était désormais seigneur du comté de Stunberk, responsable de la guerre et des impôts. Tous cela était allé si vite. Cétait même Blanche qui était allé discuter avec ses parents de ce mariage sans ne lui en avoir jamais parlé. Il se sentait un peu triste, n'était ce pas aux hommes d'aller voir les parents?! Mais tout finissait si bien, qu'il fermait les yeux sur tout ce qui était susceptible de lui sembler louche.
La fête se déroula merveilleusement bien, pour tout le monde, sauf pour Teia qui faisait la moue comme un enfant.
Les semaines passèrent. Teia vivait toujours avec ses parents et aidait son père aux champs. Depuis le mariage, il n'avait pas eu de nouvelle de Narsès, jusqu'à ce fameux soir où on frappa à la porte.
- Bonjour. Je viens pour déclarer que le seigneur Narsès à décidé d'augmenter les impôts seignieuriaux.
- De combien? Hasarda Jean.
- Du double.
Théodora eut un vertige, elle ne sentit plus ses jambes. C'est de justesse que Teia la rattrappa.
- Attendez, il les augmente pour tous, excepté pour vous. Si je ne me trompe, vous êtes de sa famille.
- Tout à fait...
- Vous êtes dispensé de tout impôt seignieurial. Mais vous avez ordres de respecter le secret. Le maître ne veut pas que ça se sache. Si quelq'un venait à se plaindre de cela, vous seriez alors obligé de payer comme tout le monde. Sur ce, bonsoir.
La porte claqua. Tous dans la pièce étaient effarés.
- Il ne nous a pas oublié... murmura Jean.
- Mais il a oublié d'où il vient. Intervint Teia.
Il s'assit sur le sol froid, la tête entre ses mains en murmurant doucement.
- Je le savais que ça se passerait comme ça..
Teia était avec son père, en train de labourer la terre, tandis que son ami Pierre arriva.
- Teia! Teia! Tu peux venir, s'il te plaît... juste cet après midi?!
Le brave garçon se tourna vers son père qui l'autorisa à y aller: il était encore assez jeune pour labourer une demi journée seul.
Pierre emmena son ami devant sa chaumière. Sa mère était morte, son père était aux champs. Ils entrèrent et Teia eut la surprise de découvrir cinq jeunes du villages entassés dans la petite pièce. Ils lui expliquèrent qu'il étaient là pour se révolter contre les impôts... contre Narsès.
- On aimerait que tu nous soutiennes dans notre lutte. Tu es avec nous ou avec lui.
- C'est vrai qu'il mérite une leçon... reconnu Teia. Mais vous jouiiez avec lui, avant, rappellez vous de l'ancien Narsès. C'est sûrement sa belle famille qui le...
- Pas de sermon, s'il te plaît, avec nous ou avec lui, décide toi.
- Je ne tuerai pas mon propre frère...
- Alors, on est contre toi.
- Non! Je suis avec vous, à condition que vous ne le tuiiez pas. J'ai un plan pour lui rappellez d'où il vient. Après, il annulera sûrement cette augmentation d'impôts.
- Va y, on t'écoute.
- J'ai entendu dire que Narsès devait aller voir le comte ce samedi, chez la soeur de Blanche...
- C'est vrai.
- Il va partir en carrosse. Je me cacherai dans un chemin où il passera et j'attendrai. Lorsqu'il arrivera, je sauterai, le ferai tomber. Le carosse continuera son chemin. Je vais le menacer, moi son frère et je m'arrangerai pour que l'on échange nos habits. Là j'imiterai le hululement de la chouette et vous arriverez. On lui fera manger du fumier devant tous ceux qui seront là. Après une telle honte, on le relâchera et on verra s'il osera encore augmenter les impôts!
Les garçons se mirent d'accord sur ce plan là. Ils n'avaient pas tellement d'idée ni tellement de temps.
Le samedi soir, après avoir grignoté une miche de pain. Teia demanda la permission de sortir. Si cela lui avait été refusé, il aurait fait le mur mais il n'en eut pas la nécéssité.
- Teia, je ne suis pas bête au point de ne pas voire vaguement ce que tu manigances. Narsès est ton frère. Ne lui fait pas de mal.
- Maman, jamais je ne pourrais faire de mal à mon propre frère. Ce que je vais faire ce soir, c'est lui rendre service. Sans ça, il y aura bientôt une émeute. Dans d'autres châteaux en France, les paysans se sont rebbellés sans problème, ça donne des idées à des vilains du village.
Il embrassa sa mère et sortit. Ses amis et lui se retrouvèrent et marchèrent jusqu'au chemin des elfes. C'est par là que devait passer le carosse. Teia monta à un arbre et s'installa sur une branche assez grande pour traversser le chemin.
- On y va. On est pas très loin, juste dans ce champ là. On te voit pas, mais on t'entendra. Dès que tu as changé de vêtement avec lui, tu hulules et tu te tires chercher du fumier pendant que nous, on le retient.
- D'accord. Allez y, les gars. Le carosse va arriver d'un instant à l'autre.
Ils coururent se cacher, laissant Teia tremblant non de peur pour lui, mais de se retrouver confronté à son frère, pour la première fois.
Il entendit, enfin des craquement de branches, les martellements des sabots contre la terre dure, les claquement de fouet et les ordres du cochet... le carosse arrivait.
Teia retint sa respiration et se tint prêt.
Lorsque les chevaux passèrent sous sa branche, il sauta. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il était sur le carosse. Pas le temps de crier victoire. Il ouvrit la porte du dessus et s'introduisit en s'élançant.
- Qu'est ce que tu fiches ici?!
Narsès était habillé des plus beaux atours que l'on ai jamais vu dans le village. La rage de Teia remonta en lui. Il les avait donc déjà oublié?! Il lui sauta dessus, lui prit le bras et le lui tordit.
- Haa! Tu fais mal, arrêtes! Qu'est ce qui te prends?!
- Tu sautes de ce carosse où je te casse le bras!
- Monsieur, tout va bien? Hasarda le cocher.
Narsès compris que ce n'était pas un jeu. Il se leva et donna un coup de pied en arrière, dans ce qu'on appelle les points sensibles. Teia lacha prise dans un cris. Il n'en fallut pas plus de quelques secondes pour qu'il reprit sur lui et tenta une dernière manoeuvre. Son frère était debout, devant la porte. Il courut vers lui en hurlant, mais Narsès l'évita. Teia se retrouva sur le chemin, démuni de force. Sur une branche, au dessus de lui, un grand hibou le regardait. Teia ne comprit pas ce qu'il risquait. L'oiseau s'élança dans le vide dans un hululement assourdissant avant de disparaître dans la nuit.
Pierre et les autres accoururent.
- Le voilà, c'est Narsès!
- Teia est parti chercher le fumier, tuons le, avant qu'il ne revienne!
Pierre brandit sa fourche au dessus de la poitrine de son ami. Teia n'avait plus les forces de parler, il tenta un geste d'opposition mais avant même qu'il ne lève le bras, le sang sortait à flot de sa gorge. Il ne souffrit pas longtemps.
Au même moment, un peu plus loin, le cocher, inquiet par les bruits qu'il avait entendu, s'était arrêté. Il eut la surprise de retrouver le seigneur mort.
 
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Nouvelle 9

Rien qu’un dernier Smørrebrød

Je dois faire partie de ces personnes absolument prévisibles qui abreuvent les films et les livres de clichés, mais ma campagne me manque. Elle me manquait déjà avant que j’en parte. Elle m’a manquée dès que j’ai su que j’allai la quitter. Comme si du jour au lendemain je m’étais rendu compte de sa valeur. La France, le plus beau pays du monde. C’est ce qu’on dit. Seulement, moi je suis danois. Je veux dire, je suis né là-bas. Oui, le pays des Vikings et des Drakkars. Montrez-moi la Muraille de Chine ou les Chutes du Niagara, je veux simplement revoir le pommier tordu qu’il y avait au fond du jardin de Nis. C’est vraiment stupide parce que j’aime voyager et surtout parce que ce pommier était déjà malade il y a vingt ans. A l’heure qu’il est ce ne doit plus être qu’un tronc mort.

Je ne me rappelle même pas pourquoi je suis parti mais j’en connais qui avaient de bonnes raisons de s’en aller. Par exemple, Jorge, un allemand de Bavière que j’ai rencontré à Rio. Il s’était mis en tête que Copa Cabana était la plus belle plage du monde. C’était un fan de foot. Son père était alcoolique et sa mère, qui se prostituait, payait les bières de son mari. Il était parti comme ça, sur un coup de tête, après avoir vu jouer Socrates à la Coupe du Monde 1986. Il regardait le match du Brésil contre la Pologne avec son père (et ses bières) qui s’était exclamé : « Tous des bougnouls ! ». Jorge avait répondu : « Tu ne comprends rien au football samba ». Et que c’était pour ça que l’Allemagne était aussi mauvaise. Son père l’avait cogné, alors il était parti en hurlant : « Je te ramènerai du sable de Copa Cabana, le vrai berceau du foot ». « Va crever », avait répondu son paternel en décapsulant une nouvelle bouteille de bière. Jorge me disait qu’il regrettait un peu de ne pas avoir pris le temps de dire au revoir à sa mère. Il était trop fauché pour retourner au pays maintenant. J’avais refusé de lui prêter de l’argent. Fallait que je pense à rentrer moi aussi. Mais Jorge c’était surtout un sacré mythomane. Il était noir, ne parlait pas un mot d’allemand et le patron du bar lui avait dit : « Ricardo, la ferme. Tu fais fuir mes clients ». Tout ça pour dire que je ne connaissais pas le contexte familial de Ricardo, mais Jorge, lui, il avait des raisons de partir.

Seulement, je ne crois pas qu’on parte de sa campagne après un raisonnement fondé sur des arguments valables. L’exode rural, c’est terminé : ce temps où les lumières de la ville attiraient les jeunes provinciaux comme autant de rubans anti-mouche. Toute une génération écartelée entre la terre d’origine, la patrie, le « Heimat » et sa propre fuite. Ceux qui continuent à partir n’ont pas compris qu’on avait changé d’époque. Ca m’a longtemps torturé, mais on vit bien à la campagne de nos jours. Et encore mieux dans le Jutland du sud.
Je ne suis pas parti à cause du contexte familial, c’est certain. J’aimais mon père et mon père m’aimait, j’aimais ma mère et ma mère m’aimait. J’avais des amis que j’aimais et qui m’aimaient aussi. Je crois que si je suis parti, c’est parce que tout le monde m’aimait et que j’aimais tout le monde. Une sensation de vie parfaite, parfaitement étouffante.
J’ai fait un bisou à ma mère et j’ai pris mon père dans mes bras à l’aéroport. Ma mère m’a dit qu’elle m’aimait et mon père l’a dit avec son regard. Je leur ai répondu que je les appellerais en arrivant. Ca fait un bout de temps que je suis arrivé maintenant, je ne les ai jamais appelés.

Paris, c’est Copenhague en pire. Personne ne parle danois, et je vous souhaite bon courage pour trouver quelqu’un qui bredouille trois mots d’anglais. J’y suis resté sept ans, j’ai eu quelques enfants et puis je suis parti. Trop gris, trop sale et trop français. Voilà, j’avais vu le plus beau pays du monde. J’ai embrassé les mères et je leur ai dit que je leur enverrais de l’argent pour élever les gosses.

Être Coordinateur monde des Business Units chez Colgate, ca vous permet de voyager. J’ai sillonné au hasard des rendez-vous Shanghai, Johannesburg ou Hawaï pendant treize ans, profitant pour visiter le coin à chaque fois. J’aurais bien aimé être né dans un de ces endroits. Ca m’aurait permis de les apprécier réellement. Je suis un touriste parfaitement moyen. Le genre de touriste qui dit : « Oh regarde le beau palmier ! », ou qui attrape le guide par la manche en lui hurlant, surpris, dans l’oreille : « C’est un vrai singe ? ». Oui, bien sûr que c’en est un. Et c’est bien parce que je suis danois que ça me surprend. Comme tous ces touristes qu’on voit s’exclamer à Paris quand on prend la ligne 6 : « Oh ! Look ! The Eiffel Tower ! ». Merci, je sais, je prends la ligne tous les jours. Comme ce couple d’italiens, casque rouge à cornes poilues vissé sur le crâne, qui s’était perdu et qui avait sonné à la maison quand j’avais une dizaine d’années. Ils parlaient dans un anglais affreux et demandaient où on pouvait voir le musée du Drakkar.
On est stupide dans un endroit qu’on ne connaît pas, on l’apprécie comme on apprécie une bonne glace au chocolat. Une fois que c’est terminé, on vit sans. Sans problème.
Ca m’a un peu fait la même chose quand un de mes fils a cherché à me rencontrer. J’ai reçu une lettre. Vingt ans, c’est l’âge auquel on se pose des questions sur ses origines, il paraît. Moi, c’est l’âge où j’ai bêtement coupé les ponts. « J’aimerai te rencontrer, Papa ». C’était en substance ce que la lettre disait. Comme si j’étais une sorte d’attraction : le même désir égoïste que j’avais eu de voir la France. Seulement, je ne faisais pas partie de sa vie. Je n’ai jamais fait partie de son enfance, ni de ses racines. Ce qui l’animait c’était la curiosité malsaine du touriste.
C’est tout.
Il recevait son chèque tous les ans à Noël, ca suffisait. Jamais répondu, pas envie de l’encourager dans cette voie. Qu’il soit heureux et qu’on n’en parle plus. Après ça, je n’ai plus eu de nouvelles.

Je ne sais pas comment mes parents ont trouvé mes adresses successives mais cela fait vingt ans que je reçois deux lettres par an de ma mère. Une à Noël et une à mon anniversaire. Elle s’en souvient. Je serais bien incapable de me rappeler du sien. C’est ainsi que j’ai pu suivre toute l’évolution de la maladie de Papa. Il est mort l’année dernière. Depuis, avec les lettres de Maman, j’ai reçu des photos en noir et blanc. Enormément de photos de la maison. De l’enterrement de Papa. Du jardin et du chemin qui y accède avec ses barrières normandes. Elle s’est découvert une passion pour la photographie, après la mort de Papa. Elle me dit qu’elle regrette de ne pas avoir pensé à prendre des photos quand j’étais encore là et quand Papa était encore en vie. Ses clichés sont vraiment très beaux. Elle aurait pu être une bonne photographe. Ces photos, elles m’ont fait comprendre que le Danemark m’avait toujours manqué, surtout le Jutland et mon village.
J’aurais aimé demander à Maman de prendre le pommier en photo, mais il aurait fallu que je lui écrive. Tant pis, comme on dit. C’est trop tard de toute façon.

« Ne bougez surtout pas », fait une voix derrière mon dos. 14 h, la terrasse du restaurant est bondée et en voilà un qui veut jouer au héros. Avec appréhension, il vient doucement s’asseoir à côté de moi, sans esquisser de geste trop vif.
« Ca ne sert à rien, lui dis-je.
— Ne dites pas n’importe quoi, voyons ». Encore un qui n’a rien compris. Ce n’est pas une question d’utilité. J’ai vu ce que je voulais voir. Je serais bien allé voir le Honduras, c’est sûr. Il paraît qu’il y a de belles ruines mayas. Oui, je crois que c’est mon seul regret.
« Je ne suis pas désespéré, vous savez. J’ai fait le tour, c’est tout. »
Il me regarde d’un air incrédule. Mais je connais ses motivations. Comme tous les autres, une heure de gloire individuelle : Les caméras, la charmante reporter et les flashs des photographes. Et lui qui répond que tout le monde aurait fait la même chose à sa place, qu’il n’en doute pas.
Il fait extrêmement chaud à Toronto en été. Et ce restaurant en plein soleil sur le toit est vraiment agréable. Je regrette de ne pas avoir pu y manger un petit quelque chose danois. Rien qu’un dernier Smørrebrød.
Je lui souris. Quand on a un métier de cadre chez Colgate, on vous incite à vous faire refaire les dents. C’est l’image de marque. Comment voulez-vous correctement représenter du dentifrice si vous avez des chicots et des quenottes qui se chevauchent ? Je n’y ai pas coupé.
« Vous avez un beau sourire, me dit-il.
— Je sais », lui dis-je.
Assis sur le rebord du toit, une vingtaine d’étages me séparent du trottoir. Le restaurant a été évacué et le pompier se déplace comme un renard en me tendant sa main. J’ai été rétrogradé à un poste plus sédentaire la semaine dernière et j’ai eu un gosse le mois dernier, une petite fille. Je le sais, sa mère m’a laissé un message sur le répondeur. La douzième.
Je me dis que ca doit être un peu plus long que de tomber du pommier de chez Nis. Mais ca doit faire moins mal. Je sors de ma poche une photo que ma mère a prise. Celle du chemin avec les barrières normande. Je la montre au pompier.
« C’est chez moi », lui dis-je.
Il sourit à nouveau, mais je sens bien qu’il est crispé. Ses yeux font l’aller et retour entre moi, la photo, mes mains et les siennes.
« Ne le prenez pas pour vous », j’ajoute.
Il serait imprécis de dire que j’ai sauté. Je me suis laissé glisser, pour voir de plus près. Le pompier n’a pas eu le temps de m’attraper. C’est comme un touriste que, finalement, je vais m’éteindre. Curiosité malsaine.
 
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Nouvelle 10

Ambush

Sasha passait d’arbre en arbre, jetant régulièrement un coup d’œil au chemin de terre qu’il longeait. Une étrange brume flottait dans la forêt, l’empêchant de voir à plus d’une cinquantaine de mètres. De toute façon, il était déjà venu le jour précédent, pour repérer les lieux, aussi avait-il en tête la configuration générale de la zone.
Il atteignit finalement un arbre qui, ayant dans le passé été scié, possédait maintenant quatre troncs. Juste à côté, le buisson dans lequel il comptait se cacher. Il tenta d’identifier la position du soleil pour évaluer l’heure qu’il était, mais la brume combinée à la maille végétale que formaient les feuilles l’en dissuada.
L’espace d’un instant, le bandit de grand chemin se remémora la conversation qu’il avait surprise deux jours auparavant.

- « Mais comment vas-tu faire pour amener les gemmes en sécurité à notre maître ? », avait demandé la première silhouette encapuchonnée.
- « Ne t’inquiète pas, Worz, ne t’inquiète pas. Je prendrai la route de Firgona, après-demain ; j’ai entendu dire que jamais un voleur ne s’y était trouvé. », avait répondu la seconde, celle qui portait un sabre courbe à la ceinture.
- « Tu prends des risques, Meshgar, tu prends des risques. »
Alors les deux inconnus s’étaient séparés. Sasha, lui, avait tout entendu. Il se trouvait dans une ruelle adjacente. Son habitude de marcher sans faire de bruit lui avait permis de ne pas être remarqué par les deux hommes étranges.
Il jubilait. Enfin, il avait trouvé quelque chose à faire.

Il avait un peu froid. La brume maculait de gouttelettes son veston élimé resserré à la taille. Il frissonna, et frotta ensemble ses mains gantées, comme pour se réchauffer. L’attente commençait à lui sembler longue, alors qu’il n’était là que depuis une quinzaine de minutes.
Soudain il entendit un bruit de branche brisée. Etait-ce cette même branche qu’il avait lui-même positionnée en travers de la route ? Il se prépara, ramassant lentement son épée, qu’il avait posée sur le sol.
Il ne voyait quasiment rien. La brume, en peu de temps, s’était épaissie, réduisant encore sa visibilité. Il crût tout à coup discerner un mouvement, mais en dehors de la route, de son côté. Un oiseau pris son envol, et s’éleva haut dans le ciel en poussant des cris lugubres.
La forme approchait doucement. Sasha se concentra. Il respira profondément.
Un paisible sanglier s’approchait de lui, cherchant quelque nourriture dans l’humus. Arrivé à quelques mètres du bandit, il s’arrêta, et repartit, inquiet, dans la direction opposée.
Sasha se détendit un peu, mais une autre silhouette brumeuse se matérialisa sur le chemin. Enfin !
L’homme qui s’avançait était encapuchonné, si bien que le bandit de grand chemin ne pouvait voir son visage. Les formes de sa toge ne laissaient deviner aucune arme. Toutefois elle flottait autour de lui, comme animée d’une âme propre.
De même, quelque chose de maléfique, tel une aura d’obscure malfaisance, semblait flotter autour du personnage, dont la démarche, bien qu’elle fut bipède, n’avait définitivement rien d’humain. En effet la proie de Sasha se déplaçait de façon bancale, animale.
Elle mit un certain temps à arriver à la hauteur du buisson dans lequel le bandit attendait. Ainsi qu’on lui avait enseigné dès son plus jeune âge, celui-ci bondit sur le chemin, barrant la route à l’homme-créature encapuchonné, qui stoppa immédiatement, probablement surpris, mais sans toutefois montrer le moindre signe d’effroi.
« Donne-moi tout ce que tu possèdes, et je te laisserai peut-être la vie sauve. », prononça distinctement Sasha.
Son interlocuteur ne daignant pas répondre, il fit un geste d’impatience et répéta sa question en ajoutant : « Donne-moi les gemmes ! ».
« Chien, comment oses-tu être au courant de l’existence de ces gemmes ? ». La voix sifflante semblait venir de tous les côtés à la fois. Sasha fit un pas de côté pour pouvoir observer derrière lui. Il frémit en apercevant une silhouette encapuchonnée identique à la première.
Simultanément, les deux sectateurs rejetèrent en arrière la capuche de leur toge, dévoilant leurs traits difformes et corrompus. Une petite corne avait poussé sur leur front ; leurs yeux injectés d’un sang vert scrutaient leur agresseur avec une avidité morbide.
La brume se fit plus épaisse, la forêt s’obscurcit. Un mélange d’odeur de poisson et d’animal en décomposition emplit l’air. Progressivement, les feuilles se flétrirent, les arbres noircirent. Même la barrière qui longeait la route pour protéger les charrettes qui y passaient d’une pente abrupte se déforma, les planches prenant l’aspect du bois vermoulu.

Les lèvres du premier homme-créature bougèrent légèrement. Une lueur rouge apparut dans sa main droite, matérialisant les contours d’une épée d’ombres. Sasha fit volte-face. Le second personnage tenait une arme similaire, aux formes imprécises. Il leva sa lame et s’élança vers le bandit, qui s’apprêta à parer le coup.
Les deux lames s’entrechoquèrent avec violence, et ce, malgré l’apparence éthérée de l’arme démoniaque. Il y eut une sorte de détonation, et une seconde arme, identique à la précédente, prit forme dans la main gauche du sectateur. Il porta un second coup horizontal, que Sasha évita en se déportant sur le côté. Il feinta au niveau de la cheville de son adversaire, et tourna sur lui-même pour effectuer un coup circulaire à hauteur du cou de la créature. Une expression de terreur se peignit sur son visage lorsqu’il aperçut son second ennemi qui fondait sur lui.
Sasha eut tout juste le temps de se jeter sur le côté. La lame de son adversaire s’enfonça dans le sol, et se désagrégea instantanément dans un crépitement. Le sectateur poussa un cri sinistre. Il y eut un bref éclair, qui aveugla l’espace d’un instant le bandit de grand chemin.
Il tomba à genoux, portant les mains à ses yeux. Ceux-ci le brûlaient. L’un des deux sectateurs s’approcha de lui, tirant de sa toge une serpe rouillée. D’un geste sec et précis, il trancha le cou de Sasha. Le sang du bandit éclaboussa les vêtements de ses agresseurs, mais ceux-ci n’y prirent pas garde. Ils se concertèrent du regard un long moment. Puis, celui qui avait porté le coup mortel à Sasha plongea la main dans sa robe et la ressortit, tenant une gemme verdâtre sombrement brillante. Délicatement, il la plaça dans la bouche du bandit de grand chemin, après avoir rapproché la tête coupée du corps. La lueur de la gemme s’intensifia, associée à un bourdonnement sourd. La dépouille de Sasha se releva. Il avait désormais une corne sur le front, et ses traits étaient méconnaissables.

Ils étaient trois maintenant, et poursuivirent leur chemin. La forêt reprit son aspect verdoyant originel. La matinée promettait d’être belle.
 
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Nouvelle 11

Concerto pour tête

C’était il y a deux jours, à la minute près même, dans un estaminet miteux à la périphérie du centre (remarque, il ne risquait pas d’être à la périphérie de la périphérie). Je me souviens bien que j’étais allé là-bas pour jouer un peu, histoire de gagner mon pain. Je suis le genre de type modeste, pas riche du tout mais pas pauvre au point de ne pas manger, j’écume tous les établissements de boisson que je croise pour titiller un peu mes cordes et qu’on me donne des pièces. Et puis je repars vers un autre coin où l’on me donne d’autres pièces. Je suis le type qu’on oublie juste après son passage, vous ne m’avez jamais vu ? Normal, on m’oublie tout le temps. Les gens m’aiment bien sur le coup, je mets de l’ambiance, je mendie pas, eux ça les amuse donc ils m’en veulent pas. Et quand on en veut pas à un inconnu on l’oublie… Bref, c’était il y a deux jours.

Je parcourais une dorsale à la recherche d’un endroit qui payait bien, humblement vêtu de frustes bigarrées toutes neuves, que j’avais volées à un cadavre qui traînait par là (je peux m’acheter à manger, mais pas de vêtements). Ainsi accoutré j’avais l’air d’un père Noël carnavalesque, avec un bonnet rouge délavé avec un trou au sommet, qui laissait s’épanouir des mèches de cheveux grisâtres au grand air, ça fait du bien à mes cheveux de sortir un peu. J’avais aussi un petit gilet usé jusqu’à la moelle, bleu rayé de vert pâle de haut en bas, et troué par ci par là. Des coutures lâchaient, des boutons avaient déserté, c’était pas la joie, mais c’était seyant. Par dessus je m’étais mis une redingote élimée, toute rafistolée de pièces oranges, jaunes ou bleues, comme si on avait sciemment décidé de créer un patchwork des plus laids pour que personne ne s’enhardisse à voler le vêtement. C’était sans compter sur ma présence d’ailleurs.
Le pantalon était du même acabit, quoiqu’un peu plus sobre, mais il m’arrivait tout juste au haut des chevilles, laissant apparaître des chaussettes inexistantes, donc rien du tout. Et je n’avais pas de chaussures, celles du cadavre étaient trop petites, et avant je n’en avait pas.

Je me souviens bien que je me donnais un air mystérieux, les reflets sombres du poète maudit, noble lettré au déclin, réduit à porter des oripeaux infâmes, résurgence bien terne d’une richesse qui mangeait les pissenlits par la racine. Ainsi je déambulais sur le sol métallique, d’une froideur à abattre un ours polaire, mais pas mes pieds. Ils étaient solides mes pieds. Devant moi la surface rivetée ondulait sous une lumière psychédélique, des congères brillantes à force d’être polies se moiraient sous la lumière bleue que pulsaient de vieux néons grabataires, des éclats de lumière plus chaleureux, provenant d’enseignes lumineuses, les mouchetaient par intermittence. Ces amas luisant se transformaient en une bande de chiures lumineuses, de véritables étoiles, quand passait un nuage de vapeur, censée empêcher les congères de se former. Mais c’était trop beau, donc la vapeur n’en faisait rien, et elle laissait ce spectacle muet se dérouler. Même elle le magnifiait en se teintant des jolies couleurs environnantes. J’avoue que je crois bien m’être perdu dans cette beauté pendant un moment, ou être resté planté là à regarder en bavant ce qui se passait.

Tout ça pour dire que je longeais une dorsale (une sorte de coursive, mais en plus gros) quand j’aperçut l’aboutissement de ma quête, la façade glauque d’un débit bruyant. L’enseigne était constituée de néons peints grossièrement afin qu’on les voie, étant donné qu’ils ne marchaient plus. Je ne savais pas lire, donc j’ai jamais sut comment s’appelait ce trou, à vrai dire ça me passait tellement au dessus que c’était pas bien grave. Alors j’entrais. C’était exigu, il n’y avait que quatre tables tassées sur les bords de la salle, toutes couvertes de verres, de saletés et d’ombres. Autour de chaque table on pouvait compter des dizaines de personnes qui se massaient, pour pouvoir être autour de la table. C’était assez étrange, on aurait dit des pétales trop abondants d’une fleur moche qui se serraient pour ne pas tomber.

Sans demander rien à personne, je me suis donc posé le dos au comptoir, regardant de haut la foule chuchotante tapie dans l’ombre. En effet les projections sales et huileuses de quelques ampoules ne suffisaient qu’à peine à faire ressortir des cheveux, des nez et des épaules voûtées. Et elles peinaient à illuminer les plateaux de ces tables déchaînant les passions. Il devait sûrement y avoir quelque chose de particulier sur ces tables. Ca c’était mon flair qui le disait. Après ce rapide balayage je m’étais mis à gratter deux trois cordes pour me faire remarquer. Généralement ça faisait son effet, mais pas là. Sûrement que le son était tellement à l ‘étroit ici qu’il se barrait vite fait, j’aurais dû faire pareil, mais j’ai insisté. Alors j’ai joué des choses plus bruyantes, et plus classes, si cette fois si ça leur harponnait pas les esgourdes je m’étais promis de me pendre. Heureusement pour moi (du moins sur le coup) j’ai réussis à attraper leur attention, restait plus qu’à la ligoter et à lui extorquer de la monnaie.

C’est là que les ennuis ont commencé, et que je me suis mis à me demander dans quel trou à cons j’étais tombé. Tous les regards c’étaient en un instant rivés sur moi, des orbites remplies de sombre dont je devinais le contenu fixé sur mes doigts, qui essayaient de se cacher derrière les cordes de ma guitare, de s’esquiver. Ils n’y arrivaient pas. Sur chaque table il y avait une tête qui sortait du lot, en fait ces quatre têtes sortaient du lot parce qu’elles étaient toutes pareilles. Chacune avait des cheveux tellement peu nombreux qu’ils se sentaient obligés de s’élever en des touffes ridicules, sur chacune la lumière ruisselait de façon à couler sur d’immenses oreilles décollées, rondes et plates. Des feuilles que personne ne pourrait assumer sans devenir un psychopathe avide de sang. Je jetais un petit regard angoissé aux lumières anémiques, de façon à ce qu’elles éclairent plus intensément. Je savais pas pourquoi, mes ces silhouettes rehaussées d’un doré sombre me faisaient trembler des pieds jusqu’à la tête. Mes doigts avaient dès lors commencé à balbutié, à se ramollir progressivement pour devenir des tubes souples et flasques éructant ici et là deux trois notes timides.

L’une des têtes s’était élevée dans l’air, et fixait sa face sombre sur moi, comme obsédée par un petit détail de mon visage, qui lui bien sûr était éclairé. Je m’étais moi même surpris à me frotter les trous du nez pour bien vérifier qu’il y avait rien qui pendait, imaginant un instant que c’était pour ça que j’attirais l’attention. Mais il n’y avait rien qui pendait. La tête s’était mise à parler.

« - Imposteur ! »

Les trois autres têtes aux oreilles décollées s’étaient elles aussi élevées, montés sur des corps filiformes aux bras ballants, aux jambes fléchissant sous le poids de ces volumineuses boîtes crâniennes. Et elles avaient renchérit.

« - Ouii, imposteur ! »

Imposteur qu’ils disaient, moi j’avais rien fait, je n’impostais pas comme ils le prétendaient moi. J’étais juste un pauvre type qui ne passait pour personne d’autre qu’un pauvre type, j’étais pas un imposteur. J’essayais pas de prendre la place à quelqu’un. Et pourtant ils se mirent tous à répéter en cœur, même les têtes assises, « Imposteur » en une plainte syncopée, oppressante, obsédante. La première tête avait saisit un petit objet qui était caché dans l’ombre de sa table, et avait joint ses deux bras devant elle, de telle façon que je ne voyais plus que ses épaules. Il faut dire que c’était assez effrayant.

Là une de ses épaules avait frémit, et ce qu’il y avait dans l’ombre crachota une petite mélodie qui tintait comme une petite clochette pour signaler le repas. C’était, par le plus grand des hasards, la même mélodie que je jouait présentement, mais en plus régulier. Tout le monde s’était tut, même mes doigts, on entendait plus que la petite musique atrocement aiguë que la tête se plaisait à produire. C’était pour ça que j’étais un imposteur, et j’en laissais tomber mes doigts, qui churent dans un grand bruit tout mou. A partir de cet instant je me doutais bien que je ne sortirais pas de cet endroit sans m’être fait préalablement étriper, mais je pensais encore que je ne ferais que partir sans pourboire. C’était plus de l’auto persuasion qu’autre chose en fait.

La tête sortit de l’ombre et se révéla dans toute sa splendide laideur, comme j’avais imaginé qu’elle était immonde j’échappais à l’évanouissement, mais ce n’en était pas moins saisissant. Ce type avait une tête de papier peint usé, si j’ose la comparaison. Sa peau était toute délavée, squameuse, elle tombait en de petits rouleaux sur le haut de son front et ses tempes. Il avait de petits yeux profondément enfoncés dans des orbites hadales. Je ne voyais pas ses globes à proprement parler, juste la brillance humide d’yeux fatigués. Et puis il avait un horrible nez, une arête trop fine pour être vue, mais montée sur des naseaux gargantuesques, des fosses vibrantes et ténébreuses, inquiétantes. Fait remarquable, leurs parois ondulaient au rythme de la musique… Et elles s’arrêtèrent d’onduler, il n’y avait plus qu’un tonitruant silence pour m’occuper l’esprit de fond en comble. La petite musique s’était arrêtée, la tête et ses compagnons m’avaient sauté dessus.

Une baston homérique s’ensuivit, j’avais posé quelques beignes par ci par là, sans trop y croire, pour la forme. Ma guitare était vite partie en morceaux sur une tête choisie au hasard. Pendant un moment j’avais crut m’en sortir, jusqu’à ce que la première tête pousse un grognement chevrotant et me saute dessus, puis elle s’était agrippée à moi je ne sais comment et m’empêchait de bouger, pendant que les autres me donnaient de petits coups d’ongles pour tâtonner, jusqu’à engager les choses sérieuses en m’envoyant francs uppercuts…


Et ça fait deux jours que je traîne devant leur porte, étalé là comme un étron méprisable. Je ne sais même pas dans quel état je suis, je sais juste qu’ils m’ont enfoncé ma guitare dans ma bedaine, rien qu’avec ça je me demande comment je suis pas encore monté voir le bon Dieu. En plus plane autour de moi une odeur infect de pus, que je devine aggloméré en flocons crasseux sur le manche de ma guitare, et puis il y a le fumet un peu sure de la sueur mêlée à l’urine. Je me demande vraiment comment ces types m’ont arrangé, ce doit être rigolo.
Et ça fait deux jours que je me dis que cedoit être rigolo, ça fait deux jours depuis qu’une voix artificielle dit que nous sommes le 5, et ça fait deux jours que j’entend cette pauvre musique qu’une bande d’attardés écoutent avec passion. Personne n’est rentré, personne n’est sorti depuis deux jours. Ca fait deux jours que je me bats sans effusions pour mourir. Ca fait deux jours que je vois parfois des gens passer sans me prêter attention, et parfois ce sont des machines qui flottent dans l’air en bourdonnant, sans me prêter plus attention que les précédents. C’est vraiment désespérant.
 
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Nouvelle 12

Demi-vie

Un ruisseau coulait paisiblement dans un bois fleuri. Un petit corps se laissait porter par le courant. Un petit ours brun flottait à la dérive. Il ne faisait aucun mouvement, ne pensait à rien. Son cœur et son âme ne faisaient plus qu’un avec le ruisseau. Le regard tourné vers la cime des arbres, insouciant, il les observait défiler lentement. Il écoutait le chant des animaux et de la vie autour de lui. Il sentait les parfums de la flore portés par une légère brise. Sa seule envie était que cela dure pour toujours.
Mais il éprouva une atroce douleur dans le ventre. Une tourmente qui grandissait en lui, et l’obligea à s’exiler de sa quiétude. Il s’échoua sur la rive, se releva lentement, se sécha, puis s’assit pour contempler l’eau s‘écouler. Le soleil perçait la végétation. De fins rayons dorés se reflétaient sur la rivière et irradiant les alentours d’éclats ondulants. L’ourson se laissa hypnotiser par le calme et la beauté qui l’entouraient.
Il remarqua une forme fugitive dans l‘eau. Intrigué, l’ours approcha son visage de la surface. Il aperçu son propre reflet, avec cette sensation étrange, comme s’il découvrait pour la première fois son apparence. Il observait avec curiosité.
Soudain, son ouïe discerna un son parmi d‘autres: des sanglots. Alarmé, l’ourson se releva, et s’enfonça dans le bois en direction des pleurs. Il s’élançait avec agilité entre les arbres, bondissant au-dessus des obstacles. Il approchait.
Perchée en hauteur, sur une branche, une louve était en larme. Son chagrin rayonnait dans la lumière filtrée par les feuillages. Son pelage soyeux était gris argenté parsemé de tache noir.
_ J’suis bonne à rien… (pleurs) snif… J’arriverai jamais à rien… (pleurs)…
_ Eh! Mais ça va pas de dire des choses comme ça!! S’écria le petit ours.
La louve le dévisagea.
_ Laisse moi! J’ai pas besoin d’toi!! Lui lança-t-elle en sanglots.
_ Mais attends, j’peux pas te laisser pleurer comme ça!
_ Va-t-en ou je saute! Répliqua la louve sûre d’elle.
L’ourson estima la hauteur à laquelle elle était juchée.
_ Mouais, bah vas-y saute! De là où t’es, tu risques rien tu sais! Assura-t-il provocateur.
_ J’rigole pas! Part!
_ Très bien! J’disais ça comme ça moi, mais après tout, si t’as envie de pleurer toute seule, c’est toi qui voit.
L’ourson lui tourna le dos et s’éloigna de quelques pas.
_ Eh! Attends! Reste là! m’abandonne pas comme ça!
L’ourson s’arrêta et se retourna. La louve sécha ses larmes (de crocodile) et dégringola l’arbre, bondissant sauvagement de branches en branches, puis se réceptionna avec grâce dans la verdure.
Ils s’observèrent l’un l’autre. Habituellement, la rencontre entre une louve et un ours tournait à l’affrontement. Mais ni cet ours, ni cette louve de se souciaient de telles préoccupations.
L’ourson remarqua une petite sacoche qui pendouillait au cou de la louve, puis, soucieux, il demanda:
_ Ça va mieux?
La louve acquiesça d’un timide sourire.
_ Pourquoi tu pleurais?
_ Parce que j’les trouve pas! Gémit-elle en s’efforçant de retenir de nouvelles larmes.
_ Oui mais quoi?
_ Des plantes…
_ Mais y’en a partout ici!
_ Mais nan, celles que je cherche sont rares justement! Ce sont les fleurs de l’âme!
_ Oula, connais pas. C’est quoi ça?
_ Tu connais pas? C’est des fleurs qui révèlent nos intentions les plus secrètes, nos rêves, mais ces plantes n’apparaissent qu’à ceux qui ont un avenir. Et si je les trouve pas…
_ Tu penses que ça signifie que tu n’as pas d’avenir. C’est ça qui te faisais pleurer. Mais c’est pas si grave, si tu les trouves pas maintenant, tu pourras toujours réessayer plus tard.
En prononçant ces mots, il comprit qu’elle dissimulait d‘autres soucies. Il tenta de découvrir ce dont il s’agissait. Peut-être se disait-il que ça la soulagerai de lui en parler.
_ Et c’est juste pour ça que tu pleurais? Pour des plantes! Elles n’ont rien d’importantes? Si?
_ S’qu’est important c’est que je dois les trouver avant le coucher du soleil!
_ Ah oui? Pourquoi?
La louve hésita à répondre.
_ Parce que… on me l’a demandé, conclu-t-elle plus préoccupée et pensive encore qu‘auparavant.
À son expression, l’ourson comprit qu’elle ne souhaitait pas aborder le sujet.
_ Bon tu vas m’aider? Demanda-t-elle impatiente de trouver les fleurs mais également nerveuse à l’idée qu’il refuse de l‘accompagner.
L’ourson réfléchit quelques instants.
_ Bah ouais, j’savais pas trop quoi faire dans la journée de toute façon.
_ SUPER!! Bon, tu connais bien la forêt?
_ Hum, je sais pas trop… répondit l’ourson en tentant de s’en souvenir.
Il réalisa qu’il ignorait certaines choses, comme ce qu’il faisait ici, et même ce qu’il faisait avant d’entendre la louve. Cela lui avait d’abord paru naturel, mais il était troublé. Soudain, il ressentit une douleur qui le plia en deux. Son ventre émit un grognement.
_ Eh! Mais qu’est-ce que t’as? Demanda la louve inquiète. T’aurais pas faim par hasard?
L’ourson acquiesça sans prononcer mot car la douleur l’en empêchait.
_ J’ai emmené un peu de nourriture. Tiens, je vais te donner quelques baies, continua la louve en les sortant de sa petite sacoche. J’espère que t’aimes ça au moins, ajouta-t-elle en lui tendant une patte pleine de fruits.
A l’instant où l’ourson les prit, leur regards, obscurs et profonds, se croisèrent. L’ours perçut la compassion de la louve et celle-ci, plongeant dans ses yeux, y découvrit l’ignorance qui se cachait derrière sa souffrance.
Il se rassasia.
_ Alors? C‘était bon? Demanda la louve.
L’estomac reput, l’ourson acquiesça joyeusement.
_ Merci. Je crois que j’aurais dépéri si tu ne m’avais pas nourri.
_ Ça devait faire longtemps que tu n’avais rien avalé!
Elle le fixa du regard, et de nouveau vit son ignorance.
_ Ouais sans doute! S’exclama l’ourson gêné.
_ Eh! Tu m’as même pas dit ton nom! Moi c’est Laïka! Et toi?
L’ourson sourit, mais de nouveau cette sensation d’oubli l’emplit. La louve la perçut aussi en lui.
_ Je… Je… je sais plus! Bafouilla-t-il en se résignant à cette triste vérité.
_ Quoi ?! S’écria la louve stupéfaite. Mais c’est pas possible! On peut pas oublier ça comme ça! Tu sais plus qui tu es? Avant de me trouver, qu’est-ce que tu faisais?
_ Je sais plus… J’ai oublié qui j’étais… Je suis perdu.
Il fondit en larmes. Laïka compatit, tout en cherchant un moyen de lui rendre le sourire.
_ T’as tout oublié hein? Demanda-t-elle.
L’ours, hésitant, acquiesça.
_ Tu sais même plus combien font un plus un?
_ Hein? Fit-il l’air hébété.
_ Nan, deux plutôt. Allez dis-moi que t’en fait exprès!
_ C’est quoi « deux plus tôt » et « un plus hein » ?
Mais en voyant son sourire en coin elle comprit qu’il se foutait d’elle.
_ Mais t’es trop bête! S’exclama Laïka indigné.
Voyant sa tête, l’ours exulta de rire. Elle aussi ne put se retenir.
C’était idiot, mais malgré la souffrance qu’ils éprouvaient dans leur situation, ils rigolèrent, un long moment… puis ils se calmèrent.
_ Bon, en attendant, si tu veux m‘accompagner, il te faut un nom! Continua Laïka.
Elle posa la patte sur l’épaule de l’ourson puis commenta:
_ Ton pelage me fait penser au moelleux d’une miche de pain. J’aurais presque envie de te faire un câlin.
Tout deux sourirent.
_ Eh! T’as fini de me faire des avances!? S’écria l’ourson anonyme.
_ Mais je te fais pas d’avances! Rrrroh! Qu‘est-ce que t’es susceptible! J’essaie de trouver un nom qui te convienne. Alors… miche… Michelin! non! Cal… Calpain! Oula, non plus… hum… je sais! Michka!! C’est ça Michka, ça te va très bien! T‘aime bien?
L’ourson sourit, ce nom semblait lui plaire.
_ Okay, ça me va! Annonça l’ours heureux. Mais toi, ton nom, Laïka, il a une signification aussi, non?
_ Bah, on m’a donné ce nom parce que ma fourrure a la teinte du sable et que je suis rapide, donc voilà pourquoi Laïka, expliqua-t-elle souriante mais gênée. Viens! Il faut qu’on se dépêche! Je n’ai que jusqu’au couché du soleil pour trouver les fleurs.

La louve, pressée, ouvrait la marche devant Michka.
_ En fait, je pense pas pouvoir t’aider à trouver les fleurs, annonça Michka tout en avançant.
_ Pourquoi tu dis ça?
_ Si j’ai tout oublié, si j’ai plus de passé, j’ai peut-être pas d’avenir non plus, alors je…
_ Nan! Ne pense pas ça! Si t’as ni avenir, ni passé, alors pourquoi vivre?
_ Juste pour l’instant présent?
_ Personne ne peut se contenter de ça, c’est pas une vie !
_ Si je t’aide à trouver ces fleurs, tu m’aideras à retrouver qui j’étais avant?
La louve acquiesça sans conviction. Elle voulait juste le rassurer, mais elle-même ne l’était pas.
L’ourson pensa longuement à ces paroles. Sans passé, il était obligé de croire en son avenir. Après tout, peut-être pouvait-il tirer un bénéfice d’une telle épreuve.
Laïka le dévisagea, d’apparence, il avait l’air plus jeune qu’elle, mais son attitude semblait étrange. Il y avait un décalage entre les deux. Sa façon d’agir, et les mots qu’il employait, ça ne concordait pas à ce qu’il paraissait être. Était-ce un vestige de son passé oublié?
Sur leur trajet, Michka était en continuelle admiration devant chaque richesse de la nature. Il avait le regard de l’enfant qui découvre le monde et ses merveilles pour la première fois. Il voulait comprendre ce qu’il ne connaissait plus.
Il s’arrêta sur une énigmatique grappe de boules blanches et rouges qui pendouillait dans les feuillages touffus d’un arbuste chétif.
_ Ce sont des fruits! grogna Laïka exacerbée par le comportement de l’ourson.
Préoccupée par ses fleurs, elle peinait à supporter ces questions. Le temps fuyait et toujours rien. Petit à petit, dans son esprit, la pensée qu’ils ne puissent les trouver se précisait. Si ni elle, ni son compagnon ne pouvaient les voir alors… elle préférait ne plus y penser bien qu’elle ne puisse s‘en empêcher. Cherchant un moyen de changer les idées, elle reporta son attention sur les fruits qu’avait désigné l’ourson. C’est alors qu’elle se souvint…
_ Michka, ton amnésie, j‘ai une idée de ce qui a pu la provoquer!
_ Quoi?!!
_ Tu sais, la forêt est pleine de danger. Tout le monde sait que certaines baies sont toxiques. J’ai entendu dire que certains fruits peuvent te rendre amnésique si tu les manges. Alors…
_ Alors tu crois que j’en aurais mangé ?
_ C’est une possibilité.
Michka se demandait comment il avait pu être assez bête pour manger de tels fruits par accident. Mais au fond de lui une idée le tourmentait : et si ça n’était pas un accident?
Ils continuèrent ainsi leur escapade, scrutant les recoins les plus reculés et sombres de la forêt, avec l’espoir d‘apercevoir les fleurs de l‘âmes. Laïka semblait de plus en plus inquiète, Michka se sentait impuissant en la voyant ainsi. Il devait trouver comment la soulager de ses tourmentes.
_ Je sais que trouver ces fleurs c’est important pour toi, savoir si tu as un avenir, et en apprendre plus… peut-être pour te rassurer, si tu doutes de ton avenir, ça t’apaiserait je pense. Mais y a une autre raison…
L’ours laissa en suspend cette dernière phrase, attendant que Laïka se décide à en parler.
_ Heu oui… quelqu’un m’a dem…
_ Oui, mais là, tu radotes ! Celui qui te l’a demandé, pourquoi il est pas venu avec toi les chercher?
Elle devait bien lui donner au moins une explication, après tout, il avait accepté de l’aider sans même comprendre pourquoi c’était si important pour elle.
_ Il est venu, puis il est parti. Il a pas dit où il irai. Je crois qu’il m’a abandonné. Il a dit que si je ne trouvais pas les fleurs aujourd’hui jamais plus je ne le reverrai. Il a dit que je ne devais pas le suivre, ne pas le chercher… que les fleurs me ramèneraient à lui. Jamais il ne m’avait laissé comme ça… et si je les trouve pas!!? Expliqua la louve en contenant la peine qu’elle éprouvait à chaque parole.
_ À voir comment tu en parles, ça devait être quelqu’un d’important pour toi.
_ Oui, nous étions amis. Mais depuis un moment, il n’avait pas l’air bien. Il s’en voulait. Peut-être qu’il n’était jamais satisfait de ses actions. Il n’avait plus assez de volonté pour rester avec moi. J’le remercie seulement de m’avoir supporté si longtemps.
Elle regarda l’expression du visage de l’ourson. Son visage n’exprimait aucun regret ou souci, pas comme elle. Mais il avait cette souffrance, celle d’une amnésie totale, d‘avoir tout perdu.
_ Je n’ai jamais compris ses souffrances, reprit Laïka d’une voix fébrile. Mais je crois que je suis celle en qui il a le plus confiance… ça doit être pour ça qu’il m’a demandé de lui rendre ce service.
_ C’est pas facile de voir quelqu’un aller mal et ignorer ce qui le fait souffrire… continua l’ours compatissant.
_ En fait, je sais… mais c’est compliqué… et horrible aussi. Il vaut mieux ignorer… son meilleur ami a tué quelqu’un… quelqu’un qu’il connaissait, et il s’en voulait de n’avoir pu l’en empêcher… confia Laïka d’une voix tremblante.
Un frisson parcourut le corps de l’ours. Les paroles de la louve avaient été si morbide et semblaient tellement l’affecter. Mais il y avait une autre signification à cette réaction d’effroi que lui imposait son propre corps. C’était comme s’il réagissait à ce qui était inscrit en lui mais qu’il ignorait.
La louve ne pouvait plus contenir son chagrin. Elle pleurait de désespoir. L’ourson souffrait de la voir ainsi. Alors il la serra fort contre lui dans une étreinte de réconfort. Elle trouva l’épaule de l’ours pour se consoler, et essuyer ses larmes.
Puis quand sa peine s‘atténua, ils se séparèrent, avant de poursuivre leur quête dans un silence lourd de pensées.
Dans la pénombre du bois, ils distinguèrent au loin une lueur éclatante. Emplis d’un nouvel d’espoir, ils foncèrent dans cette direction. Ils firent la course. Laïka fuyait devant Michka, elle fuyait en riant pour avoir le bonheur de se laisser rattraper. Il galopait juste derrière elle, il la rattrapait peu à peu, il faisait durer sa joie. Du museau il essayait d’atteindre la longue queue de Laïka qui flottait dans le vent de la course.
Ils suivirent le ruisseau, galopant aussi vite que l’éclair. A cet instant, ils n’avaient ni besoin de se remémorer ou d’anticiper. Le passé et l’avenir s‘effaçaient de leurs pensées. Seuls les moments qu’ils passaient ensemble importaient. L’esprit de l’aventure détournait leur attention de leurs blessures intérieures, de leurs angoisses, de leur… Ils arrivèrent haletant à l’orée d’une vaste clairière. Au raz du sol, une brume enveloppait les recoins les plus profonds dans un duvet argenté. Un vent glacé soufflait en silence, déformait ce linceul blanc et lui donnait mille visages abstraits. Ici tout semblait calme, un véritable havre de paix. Il y avait quelques colombes blanches posées dans l’herbe givrée, probablement à la recherche de nourriture. Michka s’approcha et une nuée d’oiseau prit la fuite et s’envola oubliant quelques plumes qui virevoltèrent dans les airs, derrière elle. Michka et Laïka, émerveillés, contemplèrent ce spectacle inattendu.
 
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_ De drôles de créatures ces oiseaux, commenta l‘ourson. Ils planent puis s’arrêtent quelques temps. Repartent, sans cesse, jusqu’au paradis…
_ Oui, ils sont libres d‘aller où bon leur semble. Traverser les nuages. Admirer la terre depuis le ciel…
Ils se turent pour apprécier l’onirisme de cet instant magique.
_ Moi aussi j’aimerais vivre là-haut, chuchota Laïka.
Un brouillard dense et froid noyait le décor dans une brume irisée par les rayons du soleil qui trouaient les feuillages.
Une nappe de brouillard glacé s’étendait devant eux. L’atmosphère était chargée de fines particules de poussières givrées qui s’élevaient vers le ciel et miroitaient de mille éclats argentés.
Prudemment les deux compagnons s’aventurèrent dans ce paysage de dunes blanches ondulantes parsemé d’éclats verts émeraudes étincelants.
Après quelques pas, l’herbe disparaissait totalement sous une brume opaque. Tout deux étaient contraints de tâtonner le vide à l’aide de leurs pattes pour trouver un sol ferme sur lequel prendre appui.
Laïka précédait l’ourson, soudain un faux pas… un gémissement… un gouffre… elle disparut.
Michka hurla son nom. Il aurait voulu se précipiter là où elle avait disparu, mais cela était trop risqué. S’il n’était pas assez prudent, il risquait de lui arriver le même malheur. Alors il s’avança avec précaution vers le dernier endroit où il l’avait aperçu. Tendant l’oreille, il perçut Laïka l’appeler à l’aide. Sa voix était étouffée par l’humidité environnante.
_ Laïka, ça va ? Interpella l’ours sans la voir.
_ Je suis tombé dans un trou je crois, mais je ne me suis pas blessée dans ma chute, alors oui ça va, mais sors-moi de là !!
Bien sûr l’ours voulait la sauver, mais comment la remonter ? Il ne savait pas à quelle profondeur elle était tombée et dans cette purée de pois il n’y voyait rien.
Soudain il réalisa la présence d’une étrange force en lui. Il avait été aveugle à celle-ci tant qu’il était prés de Laïka, mais maintenant séparé, cette force apparaissait clairement. Une chaleur inconnue s’était développée dans son cœur depuis qu’il était avec elle. Alors qu’il en prenait conscience la brume commençait à se dissoudre autour de lui. L’ours ne comprenait pas comment, mais bientôt il put distinguer la silhouette de Laïka. Il voulait la rejoindre, mais s’il essayait, lui aussi serai piégé. C’est alors qu’il écouta son cœur, cette puissance occulte qui le poussait à la rejoindre. Une lueur ocre enveloppa l’ours, son pelage devint brillant, et la lumière qui jaillissait de son corps se propagea dans la brume.
Laïka l’observait bouche bée, ignorant si elle devait le craindre , ou au contraire se sentir en sécurité. L’humus du sol émettait d’inquiétants craquements. Laïka sentit la terre trembler sous ses pattes. Une force invisible remodelait le relief qui l’entourait. La pente autour d’elle sembla s’adoucir peu à peu. Ils se retrouvèrent à nouveau face à face, troublés.
Michka ne tenait plus sur ses pattes, il faillit s’écrouler sous le poids de l’effort, mais Laïka se précipita pour le soutenir. Il semblait s’être vidé de ses forces.
_ Qu’es-ce que c’était? Demanda la louve.
_ Aucune idée. Il y avait un pouvoir en moi… j’ai pu le libérer et c’est ce qui a…
_ Tu m’as sauvé ! Ton pouvoir, il a transformer le sol ! C’est fantastique ! Exulta la louve.
Je n’avais jamais rien vu de tel.
_ Ça ne te fais pas peur ?
_ Nan j’ai confiance, fit-elle souriante.
Lorsque l’ours se sentit à nouveau capable de continuer, ils reprirent leur exploration de la clairière embrumée en redoublant de prudence. Le soleil peignait de teintes chaudes ce paysage alors qu’il approchait de l’horizon.
Michka s’arrêta brusquement. Laïka l’imita sans vraiment comprendre pourquoi. Elle, elle ne voyait pas ce qu’observait l‘ours.
_ Qu’est-ce que c’est que ça!? S’exclama l’ourson stupéfait.
_ Quoi? Ça ? C’est juste la brume! S’exclama Laïka. Allez avance! Espèce de froussard va!
_ Nan, mais tu les vois pas?
_ Quoi? Fit-elle en ouvrant de grands yeux. Au fond d’elle, elle avait compris ce regardait Michka. Une chose qu’elle ne pouvait voir.
_ Les fleurs de l’âme…
Des lueurs bleues spectrales s’agitaient dans la brume. Mais impossible de discerner la moindre forme. Michka savait qu’il contemplait un phénomène surnaturel. C’était ces mystérieuses plantes! Quelques minutes plus tôt, il n’avait rien pu voir. Peut-être la découverte de son pouvoir magique lui avait-elle donné un avenir, et ainsi lui permettait de voir les fleurs. Comme hypnotisé par cette vision, il s’approcha prudemment.
_ Alors à quoi elles ressemblent ?! Demanda la louve avec une voix qui mélangeait exaltation, curiosité et peine réprimée.
_ Elles sont bleues… oui, un bleu cristallin, une tige aussi longue que ma patte et qui ondule et s’agite en tout sens. La tige est terminée par un bouton doré et translucide à la fois. La fleur n’a pas encore éclot.
À mesure que l’ours approchait sa tête des fleurs, il entendait d’étranges murmures l’entourer, puis soudain, une voix solennelle résonna avec gravité dans ce paysage frisquet.
_ Halte-là! Seules les âmes au cœur pur, sans regret ni doute, peuvent approcher de ces fleurs.
L’ours et la louve tout aussi désemparés l’un que l’autre sondèrent de leur regard la brume à la recherche de celui qui venait de les interrompre. Mais la voix semblait émise de nulle part et partout à la fois.
_ Qui parle? Interpella courageusement l’ours
_ Je suis le Nuage de l’éternité, déclara la voix. Le Gardien de l’âme de la nature.
_ Hein?!! Un nuage qui parle ! S’exclamèrent les deux compagnons à l’unisson alors que leurs regards chargés d’incompréhension cherchaient chez l’autre le soutient nécessaire pour se rassurer. Mais tout deux étaient trop déconcertés.
_ Je ne comprends pas, l’âme de la nature… ce sont ces fleurs?
_ Ces fleurs sont un moyen de communication entre l’âme invisible et universelle de la nature et les créatures qui habitent le monde de la matière.
_ Et pourquoi gardes-tu ces fleurs? Demanda l’ourson intrépide.
_ Parce qu’on m’a confié cette tache. Et qu’elle est importante au moins pour moi.
_ Et qui te l’a confié?
Il y eu un long silence, puis le Nuage se décida a répondre.
_ La nature elle-même.
_ Ô Nuage de l’éternité, Gardien de l’âme de la nature, laisse-moi approcher de ces fleurs, car c’est là le but de ma quête et que mon cœur est pur, sans regret ni doute.
_ Comment peux-tu formuler une telle affirmation ?
_ Je te l’ai dit, je suis sûr de moi, répliqua aussitôt l’ours en exprimant dans sa voix son assurance.
_ Oui, effectivement.
_ Je n’ai pas de regret non plus puisque j’ai perdu tout souvenir. Et mon cœur, je sais ce qu’il contient, et là aussi je suis confiant, ça ne peut être que bénéfique.
_ J’avais remarqué…
_ Alors, ça explique pourquoi la brume s’était dissipée autour de moi quand… L’ours s’interrompit, s’il continuait, il dévoilait ce qu’il ressentait, ça n’était pas l’instant idéal pour ces choses là.
Mais Laïka avait déjà deviné, et malgré toutes ses inquiétudes et ses doutes, ce qu’elle venait de découvrir lui faisait plaisir.
_ Et maintenant qu’on les a trouvé qu’es-ce qu’on fait? Demanda l’ours.
_ Il faudrait en cueillir une, proposa Laïka.
Michka s’approcha des plantes. Il chercha à en attraper une, mais celle-ci se tortillait dans tous les sens et semblait impalpable. Il réessaya de nouveau plusieurs fois, mais rien à faire, il n’y arrivait pas.
_ Je ne peux pas les toucher! Déclara Michka
_ Tu t’y prends mal! Souffla le nuage. Tu essaies de les attraper par la force, alors que ces fleurs sont fantomatiques.
_ Ah oui, et comment je suis censé m’y prendre?
_ Ce n’est pas seulement ta patte qui doit attraper, sert-toi aussi de ton esprit, tu dois te concentrer. Concentre tes pensées, sonde le vide, tâtonne l’air jusqu’à ce que tu sentes cette infime énergie se débattre à l’extrémité de ton corps.
Michka réessaya en suivant les conseils du nuages, mais son âme était brisée, il lui manquait son passé. Comment en était-il arrivé là? Comment avait-il pu perdre son identité? Maintenant il n’était plus qu’une ombre vide de souvenir. Au bout de son chemin, au bout de sa patte, la longue tige d’un bleu spectral se tortillait pour lui échapper. Michka tenta de comprendre ces mouvements. Sentant l’énergie osciller au travers de sa chair, il essaya de se concentrer d’avantage, ferma les yeux, fit le vide dans son esprit. La tige s’écartait peu à peu de sa patte, mais elle prenait consistance, pas dans le monde réel, mais dans la conscience de l’ours. Dans un mouvement aussi agile que l’éclair sa patte saisit la fine tige entre ses griffes.
N’y croyant pas, il rouvrit aussitôt les yeux, stupéfait de réaliser qu’il manipulait la fleur de l‘âme.
_ Je l’ai ! Ça y’est ! Je l’ai attrapé !! S’écria-t-il en brisant comme de la porcelaine le silence solennelle qui drapait ce pré glacé.
La louve lâcha un hoquet de joie. L’ours déracina la plante d’un mouvement sec.
A travers les vert feuillages, le ciel s’embrasait à l’horizon alors que le soleil venait mourir derrière l’ombre des arbres. Les nuages de la terre et des airs prenaient des teintes nacrées et dorées. Dans ce paysage glacé par l’éternité leurs silhouettes rougeoyantes étaient les seules choses vivantes, même s’ils ne l’étaient plus vraiment.
Laïka s’approcha de l’ours qui lui tendait la fleur spectrale entortillée entre ses pattes. Mais pour la louve les fleurs paraissaient toujours invisibles. Elle voulait voir, mais ne pouvait pas. Au plus profond de son âme, elle doutait de son avenir et cela l‘aveuglait. Son regard morne ne percevait plus les beautés de la nature. Elle n’y croyait plus. Elle avait subit tellement de critiques. Comment pouvait-elle trouver le courage de faire le moindre projet, et encore moins d‘imaginer les réaliser. Elle n’avait pas le pouvoir de Michka. Elle l’enviait pour ça, et en même temps elle l’admirait un peu.
_ Et maintenant ? Demanda l’ours.
_ Si je ne peux pas les voir tout ça n’aura servit à rien répondit la louve avec amertume
_ Alors tu dois croire en ton avenir.
_ Mais ça n’est pas si facile, j’ignore tout de ce qui va se passer !
_ Et moi j’ignore tout de mon passé.
_ Alors comment as-tu fait pour les trouver ?
_ J’ai commencé à croire en mon avenir quand je t’ai sauvé, quand j’ai découvert ce pouvoir en moi.
Aussitôt Laïka eu une pensée qui la réjouissait.
_ Parce que tu avais le cœur pur et que tu sais ce qu’il contient. Tu l’as dit juste avant, reprit-elle.
L’ours sentait le sang affluer dans sa tête, elle savait, il se sentait ridicule et ignorait comment réagir. Laïka continua
_ C’est trop difficile de croire en mon avenir maintenant. Je n’ai plus aucune certitude. Mais il y a peut-être une chose en laquelle je peux croire, c’est en toi. Mais j’aimerais que tu me donnes une certitude. J’aimerais que tu me dises ce qui anime ton cœur, ce que tu ressens. Donne-moi un avenir !
_ J’aurais préféré t’en parler après, mais puisqu’il le faut… depuis qu’on s’est rencontré, on a parcouru ce long chemin. On a souffert mais on s’est toujours entraidé. Et peu à peu, une chose que j’avais oublié a grandi dans mon cœur. Je l’ai réalisé lorsque nous étions séparés. Je t’aime, je t’aime Laïka…
Elle aurait voulu répondre par les mêmes mots, car elle aussi sentait cette chaleur emplir son cœur à chaque parole de l’ours. Elle ouvrit la bouche mais resta sans voix car elle venait de poser les yeux sur son avenir.
L’ours ne comprit pas immédiatement la réaction de la louve. L’espace d’un instant un vertige de peur s’empara de son cœur : et si elle n’éprouvait rien pour lui?
Elle resta silencieuse, sourit, et en guise de réponse se contenta de souffler sur le bouton d’or qu‘il lui tendait entre ses pattes.
Les pétales dorés se déployèrent dans un mouvement subtile et doux. La fleur s’épanouissait dans toute sa splendeur, libérant des particules de pollen qui s’échappèrent telle une myriade de paillettes scintillantes. Laïka inspira profondément ces poussières qui s’éparpillaient autour d’eux pour s’imprégner de leur énergie, de leur magie, pour se laisser emporter dans le monde des rêves.
Michka l‘imita, et peu à peu leurs esprits se brouillèrent et ils s’enfoncèrent dans un profond sommeil, endormis l’un contre l’autre. Le nuage de l’éternité s’écarta d’eux pour ne pas épuiser leur chaleur.
Alors que l’obscurité couvre le monde, les lueurs des fleurs éclairaient leur âmes perdues, et la nature elle-même leur révélait leur propre destiné, passée et future.
 
   
    
                         
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