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 [Hexagone 16]

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FloFlex
   
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Lorsque nous pénétrons, par l'ouest, depuis l'hexagone quatorzième, dans l'hexagone numéro 16, qui devrait être une bibliothèques à l'image de ses voisines, nous sommes immédiatement surpris par la physionomie du lieu. Il ne s'agit pas d'une bibliothèque ordinaire mais d'un jardin de fleurs à niches en plein-cintre sur lesquelles courent lierres, jasmins et rosiers grimpants. Á l'est, la porte est barrée par un treillage amovible recouvert d'un chèvrefeuille à fleurs écarlates et qui donne sur un passage ouvrant sur un escalier monumental. Enfin, une des quatre parois restantes est enduite d'une fresque qui donne à voir un panorama italien fort champêtre. Comme on se l'imaginerait d'un endroit tel que celui-ci, cette bibliothèque-jardin, dispose, sur quelques étagères de bois vernis, de larges vases de cuivre peints plantés de succulentes et autres sans-soif. Telle n'est pas notre surprise de considérer quatre orangers et deux ifs aux angles de la pièce ; il nous est difficile de comprendre comment l'on put mettre de si grands arbres dans des réceptacles si peu encombrants. Une de mes connaissances, Jeanne B., qui fit, en son temps, le tour du monde, m'avait avoué jadis en avoir vu de très beaux, dans quelques cours de palais de la Sicile, et que l’ancienneté rendait admirables. Elle avait alors poursuivi sa rêverie en suggérant que les myrtes qui s'élevaient là-bas en abondance, dans les rocailles et les ruines antiques, semblaient être du temps de Hyacinthe et d'Apollon, et elle leur attribuait la vertu de faire supporter au corps les affres de la vieillesse par le maintien de la beauté. Je me dis alors que notre Architecte se plut à faire que son oeuvre disposât d'un espace moins austère et davantage propice aux songes ; il semblerait bien qu'Il agrémentât les lieux, à sa guise, de façon à orner ce petit coin d'un paysage à contempler.

Nous pouvons maintenant considérer les arbustes de plus près afin de les admirer davantage. Leurs beaux fruits, par le charme d'une féérie inexplicable, nous laissent à croire que le soleil de l'Orient les aura fait mûrir. Au sortir du jardin, derrière le treillage, le labyrinthe des autres alvéoles se poursuit, et mène vers des chambres traversées d’allées et garnies de rayonnages qui donnent au lieu sa fonction et sa magnificence toute mathématique ; il montre assez qu’il ne peut être à un particulier, quelque grand qu’il fût. Et ce grand dédale, avec ses complications magnifiques, ses déambulatoires et ses artères, a quelque chose de surprenant qu’on ne peut décrire. Tout y étonne, tout y plaît, tout y porte la joie, et tout y marque la grandeur de son Architecte.


Dernière édition par FloFlex le Dim 21 Fév 2021 - 12:32, édité 1 fois
 
FloFlex
   
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Mais, quoi de plus triste qu’une pièce sans commodités avec ses simples rayonnages, son demi faux jour et ses murs froids qui vont vous enfermer à jamais ? Hormis les prouesses horticoles que l'on peut caresser avec la main ; cette espèce de vigne qui grimpe jusqu’au plafond, et ses feuilles, quand vous vous penchez pour voir, qui vous caressent la joue, ainsi que toutes les autres extravagances végétales déjà mentionnées - on entendait presque, de là, les moissons qui fanent dans les champs tout en se demandant qui du rosier, de l'iris ou de l'oranger nous attire et nous conseille ; rien, ou presque.

Dans ce désert, Providence fut une consolation ; car, échouer de prime abord dans cette cellule vous donne une irrésistible envie de pleurer sur la nécessité qui vous condamne à une si horrible demeure. Aussitôt, elle se chargea d'apporter quelques meubles pour habiter cet appartement exigu. La fresque, à demi cachée par une tenture délabrée qui se détachait du mur, fut nettoyée et rafraîchie. Une banquette confortable, tapissée de soie bleutée, bien qu'élimée aux accoudoirs, apportée dans la foulée, sert depuis lors d'assise et de couche. Une table avec écritoire amovible et tiroir profond se joignit rapidement au reste. Samovar, tasse solitaire en porcelaine dure, cuiller de vermeil et couteau de chasseur donnèrent à l'ensemble un air de maison. Enfin, quoique l'alvéole conservât toujours quelque chose de mélancolique, à raison de sa petitesse et de son absence de fenêtre, elle n'était point désagréable. Chaque semaine, Providence me fait l'honneur de sa brève visite avec un panier de provisions, promesse de dîners frugaux. Elle profite de sa venue pour arranger les végétaux tentés par la démesure ou l'escapade. Pour finir cet état des lieux, la cellule embellie, mais quelque peu encombrée, a été dotée de deux appendices de faible surface. Le premier, vide, sert, dès le jour de notre arrivée, de refuge pour Félicité ; le second est le cabinet de toilette.

Chaque fois que l'on me montre des lieux d'aisance construits à la manière de jadis, à demi obscurs et pourtant d'une propreté méticuleuse, je ressens intensément la qualité rare de l'Architecte qui les a conçus. L'hexagone seizième ne fait pas exception et l'on peut, à l'abri de murs tout simples, à la surface nette, y méditer à loisir. Tout comme une certaine qualité de pénombre, une propreté absolue et un silence tel que le bruit de pas, même lointain, offenserait l'oreille, sont des conditions indispensables à l'expulsion sereine de nos excrétions intimes. Nos ancêtres, qui poétisaient toute chose, et à toute heure, avaient réussi par un étrange paradoxe, à faire de cet endroit, le lieu de l'ultime modestie. Ce serait un total manque d'éducation que d'éclairer pareil lieu d'une façon tapageuse, à l'aide de lampes et de surfaces miroitantes. Car enfin, c'est le saint des saints où l'on n'admet point de profanes, d'où l'on éloigne les plus chers, où les connaissances les plus superficielles supposent que l'on se complaît dans une sorte d'admiration de ses propres perfections comme quelque Bouddha du ciel de l'Inde, et où d'autres, enfin, s'imaginent que nous nous adonnons aux pratiques de la plus impie des sorcelleries, afin de prolonger notre si longue existence, prodige inexplicable en d'autres termes. Le quidam qui sait des choses, qui a écouté sa voix intérieure, fait de son cabinet de toilette un sanctuaire dont personne, pas même le premier des confidents, ne franchit le seuil, quand nous nous livrons à nos actions purificatrices et libératoires, parfois difficiles. Non pas que nous ayons de vilains secrets à cacher, non pas que nous craignons que l'on y découvre des artifices ou que l'on y perde le respect, mais mus, en cette sévère loi d'abstention, d'abord par un sentiment exquis de décence, ensuite par un instinct de coquetterie bien entendue. Une fois les ablutions achevées, nous pensons à nous oindre de cette si fameuse pommade à la moelle de bœuf préparée avec soin par Providence. Elle eut, à son apparition, un succès prodigieux. La moelle étant cette substance simple, onctueuse, humide et légère contenue dans les concavités des os, la pommade à la moelle de bœuf ne pouvait manquer d'obtenir la préférence. Après l'avoir fait fondre au bain-marie, et, comme il en perd par l'ébullition, vous y joignez une livre de pommade ordinaire, soit à la rose, soit à la jonquille, ou au jasmin ; au parfum que vous vous voulez lui donner, et à la couleur dont vous désirez la teindre. Puis, vous l'arrosez avec les essences que vous penserez être le plus en faveur. Il n'y a point de misère que Providence ne puisse calmer, que ce soin ne puisse vaincre.
 
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Sur les rayonnages disposés sur trois pans de mur lisses, propres et blancs, des livres sont impeccablement posés. Le thé, ou plutôt l'eau chaude, a été versé dans la tasse solitaire en porcelaine dure. Providence a déposé son panier et vient de quitter l'hexagone. Le premier ouvrage que je saisis est un petit livre rose cuisse de nymphe. Il s'agit d'un livre de format in-octavo de reliure en plein cuir de veau en excellent état se rapprochant beaucoup d’un livre comme neuf. Á l'intérieur, le papier est un papier chiffon bouffant d'excellente qualité de couleur crème très clair ou peut-être ivoire et massicoté à la perfection. Les pages sont tranchées. Ce livre peut avoir été ouvert et lu, sans pour autant porter des imperfections sur le livre, la couverture ou les pages. Ni la couverture, ni la tranche, ni la quatrième de couverture ne comportent d'inscription ou d'ornement. La première page ne mentionne que la formule suivante : Vie d'Anatole, nouvelle galante. Il s'agit donc d'un livre lisible. Je note dans le registre les différentes informations. J'attribue au livre le chiffre 01. Je note le titre. Puis, une fois le référencement réalisé, la notice faite, le livre dûment tamponné à la page 2 sur laquelle j'applique également mon nom et les coordonnées de l'hexagone, je m'acquitte de la principale tâche qui est la mienne, c'est-à-dire lire. Les premiers mots sont les suivants :

Ma mère était une fort jolie Chypriote qui fut enlevée, jeune, par des pirates et vendue pour esclave à Marseille. Elle fut achetée par Cynthia, la plus célèbre courtisane qu'il y eût alors en Provence. Cynthia la mit dans le monde et Myriam, c'est le nom de ma mère, ne tarda pas à donner des marques de fécondité. Ma naissance, dont l'origine se confond dans la foule de ses amants, fut un peu précoce et lui coûta la vie. J'étais condamné avant que de naître, rebut de la nature et de la fortune. Mais mon regard vif et quelques traits de ma mère attendrirent ma maîtresse. Elle me fit nourrir par une esclave et se chargea de m'élever. Ses soins généreux, ou intéressés, furent payés par mes progrès étonnants. Ma beauté se développa de bonne heure et bientôt mon esprit promit encore plus. Je devenais de jour en jour plus cher à ses yeux. Mes attraits naissants lui paraissaient une utile ressource et elle n'épargna rien pour mon éducation. J'avais une taille admirable et une voix prometteuse. J'appris à chanter, à pincer le luth, à faire des vers, sans oublier l'escrime ainsi que le maniement des poids et javelots auprès des meilleurs maîtres de la cité qui s'empressèrent de cultiver mes talents. Mais si l'on eut soin de former mon corps et d'ajouter à la Nature tout ce que l'art est capable d'achever, on ne négligea point mon esprit, et Cynthia s'attacha surtout, sinon à le rendre solide, du moins à l'orner de tous les agréments nécessaires à l'établissement de mon avenir. Un célèbre philosophe venu d'Italie fut chargé de m'apprendre la langue de son peuple ainsi que d'autres et à donner à celle que je parlais depuis l'enfance de fermes inflexions, des tours virils et une finesse de langage qui s'acquièrent difficilement dans le milieu qui m'a vu naître. Il m'éleva aussi bien dans l'histoire des grandes figures et des empires que dans la physique des choses naturelles, mais, de tous les écrits, ce furent ceux des poètes galants, tous ces écrits ingénieux sur l'amour, qui faisaient mes délices ; et certainement, sans trop me flatter, j'apportais de mon propre fond, toutes les ouvertures qu'on peut désirer pour ce genre d'érudition.

J'entrai dans ma seizième année quand Cynthia, un jour, me tirant à part, me tint ce discours que je n'ai jamais oublié :

- Il est temps, Anatole, de quitter l'enfance et de travailler à ton établissement. La beauté et l'esprit ne nous sont pas donnés pour nous-mêmes, pour être le stérile objet de notre complaisance et ce sont des biens dont nous ne jouirons qu'en les aliénant et dont la propriété appartient à d'autres. Tu leur es comptable de ta personne et ne tu ne peux, de trop bonne heure, être utile à tes concitoyens. Les jeunes gens, d'une part, cherchent des amitiés et des appuis qui leur serviront à briguer tous les honneurs et à combler tous leurs désirs, et les vieillards se font une agréable idée de te donner les premières charges afin de soulager leur labeur tout en jouissant de ta présence. Je veux leur vendre cher l'opinion d'un bien dont la seule jeunesse fait le prix. Mais parmi la foule, il faudra enfin qu'un seul te ravisse cette chose qui ne souffre point le partage et je suis indécise sur la préférence. Si j'accorde les prémices de ta beauté aux vœux impatients de la jeunesse, je crains que tu ne prennes du goût pour celui qui s'offrira sans gage ni assurance ; si je te livre aux appétits d'un vieillard, ce n'est pas te faire entrer agréablement dans le monde. Le pas, mon fils, est délicat : aide-moi dans ce choix important. Examinons ton cœur. N'y sens-tu rien ? Je vis hier à tes genoux, ce Languedocien, militaire talentueux dit-on, il n'est pas le plus bel homme de Marseille, mais avec sa jeunesse, et tout ce que promet sa carrière, ce gaillard réussira là où mille galants se morfondent.


Dernière édition par FloFlex le Sam 20 Fév 2021 - 10:47, édité 3 fois
 
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- Moi, ému pour cet homme, lui dis-je, quelle étrange idée vous avez de votre fils ! Quand je regardais ce vilain cyclope, même l'or qu'il disait m'offrir à pleines mains, semblait à mes yeux se changer en plomb.

- Et le plomb du beau Siméon, fils de procureur, reprit Cynthia, pour toi, sans doute, se change en or ; car quand il est ici, tu ne vois plus personne. Tu sais pourtant qu'il est sans ressource.

- Siméon, répondis-je aimable, je vous avouerai qu'il m'amuse mais il ne fait que m'amuser.


Cynthia me reprocha alors de ne point me soucier de mon avenir et de lui dissimuler les véritables inclinations de mon cœur. Elle sut que j'aimais et me trouva ingrat de ne point le lui confesser. Je fus quelques temps sans lui répondre et, enfin, j'admis ce qu'elle n'ignorait pas. C'était Thaddée, le fils du vieux Thrafibule, le commerçant grec de notre rue. Originaire de Crète, il était d'une belle taille et d'une figure touchante, dans cet âge heureux qui conserve les vigueurs de la jeunesse et la légèreté de l'enfance. Cynthia pâlit au nom du Crétois.

- Quoi ! Dit-elle, c'est un vil épicier qui a fait éclore l'amour dans une âme que je prenais plaisir à former moi-même ? Quoi ! Thaddée est l'objet de vos premiers soupirs ? Ah ! Anatole, quelle bassesse ! Est-ce là le fruit de mes leçons que je me suis données pour vous élever le cœur et l'esprit ? Cette jeunesse distinguée qui brûle pour vous n'a-t-elle pu vous défendre de lui ?

Ces nouveaux reproches m'accablèrent ; je n'avais plus de réplique, désespéré. Je lui promis d'oublier Thaddée et notre entretien finit là. Je fis effectivement, d'assez bonne foi, pendant quelques jours, tout ce que je pus pour m'ôter ce pauvre garçon de ma tête. Mais plus je me représentais le malheur de notre condition, plus je trouvais dans ma faiblesse de raisons pour réparer, autant qu'il était possible, l'injustice de la fortune. Je pris donc le parti de ne suivre un penchant que je ne pouvais plus combattre et comme cette douce mélancolie, inséparable de l'amour, avait à moitié trahi mon secret, j'affectai beaucoup de dégagement et d'indifférence sans que Cynthia n'en fût dupe. Pourtant, arriva le grand jour où je devais accepter de recevoir des prétendants. Parmi plus de vingt concurrents, ils savaient tous que j'étais le seul héritier de ma maîtresse, dont l'affaire rapportait pas moins de quatre-vingt mille livres de rente annuelle ; trois rivaux de conditions différentes, mais très importants aussi bien par leur bien que par leurs atours, négociaient notre union auprès de mon intéressée. Le fils d'un des principaux magistrats de Marseille, appelé Frédéric, était le premier sur les rangs. C'était le moins riche des trois, mais celui qui pouvait apporter la protection juridique nécessaire à notre établissement, qui fait naître aisément les différends. Nous avions aussi ce besoin. Le second était Anchise, un opulent vieillard, qui avait amassé des richesses considérables grâce au commerce maritime et dans la levée des taxes portuaires. Le troisième était Agostino, fils du Comte de S., qui commandait les galères de la République de Gênes. Ce dernier était un vrai Capitaine et il disposait déjà de nombreux partis. Cadet de sa famille et très fortuné, il avait donc tout le loisir de porter son cœur où bon lui semblait. Cynthia comptait jouer sur les trois tableaux afin de faire monter le prix de ma transaction et me disposa de son mieux à la perte de mon innocence. Il fallut m'habiller, ce qui fut fait et à grands frais, et comme elle était très religieuse, avant de me livrer aux soupirants, elle crut devoir m'emmener à l'église afin de nous épargner les caprices du Destin.


Dernière édition par FloFlex le Sam 20 Fév 2021 - 10:29, édité 1 fois
 
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Je n'ignore pas votre curiosité et vous êtes sûrement en peine de savoir ce que je fis de Thaddée. Voici que son triomphe approche. Plus j'avais fait d'efforts sur moi pour le bannir de mon cœur et de mon esprit, plus mon inclination pour lui s'était fortifiée. Je le voyais tous les jours passer et repasser devant notre logis et soit par pur hasard soit par instinct, je ne manquais point de l'apercevoir et par conséquent, d'en être aperçu. Que nos regards étaient éloquents, tendres et expressifs ! Je ne sais qui de nous deux prévint l'autre mais nous nous comprimes sans effort. Nous brûlions de nous parler et, jusqu'à ce jour, nous avions été obligés de nous en tenir au langage des yeux. Lorsque je me vis dans mes plus beaux atours, destiné à être le bien d'un inconnu que je n'aimerais point autant que lui, quand même il eût été plus aimable, je résolus de tenter toutes formes de moyens pour disposer en sa faveur du seul bien que je pouvais lui donner et que lui enviait la Fortune. Alors que nous sortions de l'église, quelques connaissances assaillirent Cynthia pour solliciter ses faveurs ou pour convenir d'entretiens avec ses hétaïres, ce qui lui fit changer ses dispositions. Elle me confia à Martial, son intendant fidèle et dévoué, qui était d'une grande réserve avec moi. Il ne me regardait que comme un enfant qui ne méritait en rien la confiance dont je bénéficiais. Cependant, je lui avais découvert une liaison secrète avec une certaine Roseline, fille d'un marchand qui demeurait sur le port. Je ne doutais pas que Martial allait profiter de cette occasion pour entrevoir de quitter le logis et ménager une rencontre avec son amante. Il m'enferma alors dans ma chambre et partit sur le champ. Je trouvais alors le moyen de glisser un billet au travers des persiennes sans craindre que Thaddée ne le trouvât point. Il ne tarda pas de le ramasser et s'invita à me rejoindre. Il parvint jusqu'à la fenêtre, ouvrit les pans de bois qui permettaient à la chambre de garder une certaine fraîcheur malgré les vigueurs du soleil de midi. Nous nous regardâmes, sans oser demander, amants novices, que nous devinions du reste. Il me devisa de la tête jusqu'aux pieds alors que je détachai les lacets de ma chemise. Il eut la complaisance de m'imiter. Je le priai ensuite de me donner les moyens de l'entretenir. Il feignit d'abord de ne point entendre mes invitations mais n'hésita pas longtemps avant d'accueillir ma proposition. Nous étions singulièrement partagés par le plaisir naïf de nous voir, d'être seuls ensemble, et par le désir plus inavouable d'être possédé par l'autre. Mais très vite, quels soupirs frappaient nos oreilles et quels élans frappaient nos corps émus ! Autant, il paraissait indolent ailleurs, autant dans les bouillonnements amoureux, il était vif, animé, furieux. Mon cher amour, sans le savoir, faisait décupler jusqu'au délire notre irrésistible volupté. La chambre toute entière semblait brûler d'un feu dévorant. Notre imagination vivement remuée par nos caresses et nos soupirs, qui sont le langage des véritables amants, portait à l'unisson nos désirs et à nos cœurs nos sentiments les plus profonds. Je m'abandonnais alors dans les bras de mon cher amant et il me semblait que je ne m'appartenais plus. Conspirant mutuellement à notre triomphe, quatre fois j'expirai sous ses oscillations, quatre fois le vis expirant lui-même sous les miennes. Enfin, nous étions dans cette amoureuse extase, dans cette molle et stupide langueur, ou pour trop sentir on ne sent plus rien, où les amants, concentrés l'un dans l'autre sont comme dissout par le plaisir, où nos âmes errantes et incertaines nous laissent dans l'oubli de nous-mêmes et dans une sorte d'anéantissement inouï lorsque nous dûmes consentir à nous quitter dans un déchirement tout aussi puissant que les instants que nous venions de vivre. Thaddée sortit par le même chemin qui l'avait conduit jusqu'à moi et il s'évanouit, le visage couvert de larmes. On suppose que nous n'aimons qu'une fois ; qu'une véritable inclination épuise cette sensibilité de l'âme qui ne dépend jamais de nous ; qu'après cela, toute la passion que nous croyons sentir n'est plus dans le cœur et que c'est uniquement le goût du plaisir, goût libre, qui remplace celui de l'amour. Je repris mes esprits et après m'être lotionné, j'entrepris de contrefaire le désordre afin de ne plus rien faire paraître.


Dernière édition par FloFlex le Sam 20 Fév 2021 - 10:29, édité 1 fois
 
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De retour au logis, Martial ne s'aperçut d'aucun changement. Il me remit entre les mains de Cynthia qui ignorait désormais mon état nouveau. Au souper, Frédéric était présent. Ma maîtresse savait animer la table et en assaisonner les plaisirs par des saillies ingénieuses et spirituelles que son imagination vive, exercée et badine produisait sans s'épuiser. Il me semblait pourtant que je n'appartenais plus à cette maison et toute la soirée passa comme si je n'y assistais point. Frédéric était fasciné par son hôte et m'oublia à demi. Il nous quitta plus ébranlé par Cynthia que par ma personne. Qu'il était différent de Thaddée ! Il n'avait pas encore l'âge viril mais portait déjà le masque d'un homme pour s'être top hâté de l'être. Sous les traits de sa jeunesse, il avait déjà tous les symptômes d'une vieillesse anticipée : cadavre embaumé chez qui tout est mort, excepté le goût du plaisir. Le lendemain ce fut au tour du barbon de faire sa cour, ridicule à force de parure et parfumé comme un prince de la Perse, puis, le surlendemain, ce fut le Capitaine, fier comme un argonaute, qui nous fit l'honneur de sa présence. Chacun avait fait preuve d'une largesse peu commune et Cynthia, voyant briller l'or qu'ils versaient libéralement pour acheter un bien idéal, semblait rajeunir à vue d'oeil. Autant leurs transports brûlants me glaçaient, autant ma froide indifférence les enflammaient davantage. Enfin, à cause que Cynthia me l'avait ordonné, je sombrais dans la faiblesse de la duperie et trompant leur amoureux délire, je leur donnais l'illusion d'une fausse victoire ; ils crurent alors avoir accompli un exploit herculéen. Si ces aventures ne m'amusèrent guère, je m'en divertis bien dans la fuite. Le vin sert quelque fois à supporter ces élans vénaux et aide à souffrir des ennemis en les muant en d'aimables compagnons.

La jalousie, la curiosité et l'envie étant de puissantes maîtresses, notre porte fut bientôt l'objet de toutes les attentions du voisinage. La qualité de nos amants fait souvent toute notre réputation. Pour moi, je n'eus qu'à me montrer pour confirmer la mienne. Quelques poètes, peu fameux, remplirent leurs vers de mon nom et les firent voler par toute la ville attirant une pétulante jeunesse, aimant l'amour et les amants célèbres, qui écrivait sur nos murs leur sentiment sur mes prétendants. Le Capitaine avait leur faveur et Anchise était moqué sans retenue. Les parieurs misaient quant à l'homme, quant à la date, quant à l'église. Les qualités d'un gentilhomme ne sont donc pas faites pour être obscures, ni pour se fixer solitairement au regard dédaigneux d'un seul être à qui la possession rend tout insipide. Né dans la plus vile condition avec quelques armes et beaucoup de dispositions pour les pratiquer, j'ai compris de bonne heure que ces avantages m'avaient été donnés par la Nature comme un dédommagement de la Fortune, et j'ai bien su celle-ci corriger. Un peu de figure, assez d'esprit et plus de conduite encore que d'ambition, il n'en faut pas davantage pour se faire une condition des plus agréables. J'avoue qu'on est quelque fois en butte aux contradictions, quelque soit son sexe, mais à quoi dans le fond se réduisent-elle ? Certains nous plaignent, ou sont déchaînés contre notre espèce. Ceux qui marquent le plus d'acharnement contre nous le font par intérêt caché, ou par pure envie, le plus souvent pour ces deux motifs. Ils ont en effet beaucoup d'intérêt à s'opposer à tout cela puisque, venant de nulle part, nous leur dérobons des partis rentables, eux qui se sont préparés depuis si longtemps, générations après générations, à satisfaire leur ambition toujours ascendante. Ceux qui, au contraire, ont une vie moins austère et plus commode, nous regardent par pitié, incapables de saisir ce qui, chez eux, pourrait être source de bonheur. Enfin, d'autres, plus indulgents, parce qu'ils savent ce que nous sommes et d'où nous venons, nous plaignent, victimes que nous fûmes du caprice du Destin et de la tyrannie des Hommes. Je m'écrierais ici volontiers comme le Lion des Fables, en voyant la peinture d'un de ses semblables qu'un homme tenait abattu sous lui : Ô si nous autres nous savions peindre... que nous humilierions nos tyrans ! Les pauvres dupes nous regardent comme les objets de leur passe-temps et nous croient dignes de leurs mépris. S'ils nous montrent de la répugnance, nous leur rendrons bien dégoût pour dégoût. Ils devront s'en apercevoir. Nous ne leur abandonnons souvent qu'une image, et tandis qu'il sont enflammés par leur rage, ils se consument sur des appâts insensibles et notre tranquille froideur jouit à loisir de toute leur sensibilité. La Nature ne perd jamais ses droits et mon tempérament, sans doute, a les siens.


Dernière édition par FloFlex le Sam 20 Fév 2021 - 10:30, édité 2 fois
 
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Vous n'imaginerez jamais que mon aventure avec Thaddée, ce Crétois que je vous ai peint si charmant, se fut terminée à notre entrevue. Et pourtant, lui à qui je dois cette si extraordinaire aventure fut effacé de mon esprit, comme un songe. Quand je voulus, quelques jours après, examiner mon cœur, je n'y trouvai plus aucune trace de l'inclination que j'y cherchais. C'était le désir qui m'avait séduit sous la douce figure de Thaddée et ce que j'avais pris pour de l'amour n'était que le besoin d'aimer. Qu'avec un cœur comme celui-là, je devais être heureux ! Hélas ! Le moment n'était pas venu. Vous m'allez voir expier mon ingratitude par des faiblesses dont je rougis encore, mais dont nous ne sommes pas plus exempts que les autres. Hamza, fils d'un riche marchand de Constantinople et, à l'âge de vingt-trois ans maître d'un patrimoine immense, vint pour son malheur et le mien à Marseille. Il était bien fait et d'une figure à pouvoir se passer de tant de fortune. C'était la nécessité de constituer un nouveau comptoir qui l'avait conduit ici. Aussitôt que le jeune turc eut pris langue, il suivit l'usage des étrangers tout en conservant ses mœurs mahométanes. Il ne manqua pas de faire affaire avec des offices complaisants, dont les marchands sont empressés à accueillir les nouveaux venus pour nouer, aux dépends de leur bourse, des liens durables, promesses de fortune future. Bientôt, il me fut amené par un de ces aventuriers qui courent les ports. Hamza, comme tous les jeunes gens qui, dispensés d'être les artisans de leur richesse, n'ont qu'à jouir des biens dont leurs pères sont les gardiens, avait d'heureuses dispositions à la dépense et au faste. Dès le lendemain de notre rencontre, tous les ouvriers qui servent à la parure et au luxe furent à ses ordres.

Deux jours après, on m'annonça sa visite et il fit précéder sa venue par des présents dignes d'honorer la magnificence d'un souverain. Les enfants d'Hermès et d'Apollon savent brusquer leur conquête et les vulgaires amants ne peuvent plus que se morfondre. Á notre troisième entrevue, il déclara que j'étais à lui. Tous les prétendants qui m'environnaient respectèrent cette opulence et ses effusions passionnées, on lui abandonna ma personne. Il en prit possession dans les formes et notre union, devenue publique, fut célébrée avec un éclat extraordinaire. J'étais passé si rapidement d'une fortune assez médiocre à l'état le plus brillant que je n'avais pas eu le temps de faire de retour sur moi-même. Tous les jours étaient des jours de fêtes et les plaisirs, qui se succédaient sans relâche, ne me laissaient pas même d'intervalle pour former le moindre désir. Comment aurais-je fait des réflexions ? Deux mois s'écoulèrent comme deux jours dans ce vertige de fortune. Revenu de ce premier étourdissement, je voulus faire le compte de mes sentiments pour Hamza. Je croyais l'aimer et je me trouvai le cœur encore plus vide qu'auparavant. Je commençai même à m'apercevoir de ma solitude. Je regrettais ces amants qui venaient vanter leurs mérites. Je m'imaginais dans les chaînes de ce bizarre engagement où la nécessité de s'aimer, je veux dire de vivre ensemble comme si l'on s'aimait, produit nécessairement le contraire. En effet, avant qu'Hamza se fut approprié ma personne, avant qu'il fut venu déranger un genre de vie dont la liberté était toute la douceur, je ne connaissais point l'ennui. Jadis, les petites vicissitudes attachées à notre condition me faisaient mieux sentir le prix d'un beau jour. Désormais, cette heureuse abondance, éveillé par aucune menace, ne me laissa plus rien à désirer. Je n'eus plus de plaisir. Ceux de la bonne chère, et ceux que le luxe inventa pour notre inutilité, les jeux, les fêtes, tout m'ennuyait, tout m'était devenu insipide. J'étais dans l'état le plus fortuné où mon ambition pût se porter mais je trouvais ce bonheur bien triste quand je venais à considérer qu'il ne tenait qu'à un seul homme à qui j'avais tout sacrifié. Pour le tendre et somptueux Hamza, son attachement et ses profusions n'avaient plus de limites. On eût dit qu'il n'était occupé qu'à acquérir de droits sur ma personne pour en augmenter encore le prix à ses yeux. Je ne voyais que le présent, ma vue n'allait jamais au-delà. Tous deux, nous aurions tari un fleuve d'or.


Dernière édition par FloFlex le Sam 20 Fév 2021 - 10:30, édité 1 fois
 
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Un an d'ivresse et d'enchantement mit fin au plus beau visage du monde. Hamza était enfin parvenu à consommer jusqu'à sa dernière drachme. Plus son père avait pris soin pour rendre sa fortune solide, plus il semblait s'être appliqué à sa destruction. Engagements, aliénations, emprunts usuraires, toutes les voies, tous les moyens de ruine que le luxe, la prodigalité, la débauche et la mauvaise administration avaient été mis en usage. Hamza avait épuisé toutes ses ressources. Dans cette affreuse extrémité, il s'attendait au sort de tous ses semblables, c'est-à-dire à être répudié. Peut-être aurais-je dû prendre cette décision. Je n'en eus pas même la pensée et n'en aurais jamais eu la lâcheté ! Comment payer tant d'amour d'une pareille ingratitude ? Hamza ne regrettait sa fortune que parce qu'il n'avait plus rien à m'offrir. Il m'en aurait sacrifié mille comme la première. Sa propre misère ne le touchait point. Je lisais au fond de son âme, je voyais clairement moi-même dans un cœur trop bien éprouvé pour connaître ses prochains mouvements. Et dans quel temps encore allait-il me perdre ? Lorsqu'il ne pourrait plus vivre sans moi et qu'il avait lieu de se croire aimé. Quand je vis qu'il méditait sa retraite, je tentais par tous les moyens, car je crus lui devoir à mon tour le sacrifice de ses propres dépenses, de trouver de quoi le soutenir. Je vendis ses cadeaux, ses pierreries, ses meubles et tableaux, tout ce qui me restait de fortune, jusqu'aux débris. Je fis même équiper un vaisseau pour tâcher de le rétablir dans son commerce. Il périt malheureusement et cette perte me réduisit moi-même à la dernière indigence. Je me sentis attaché à lui par des liens plus forts que ceux de la simple pitié. Elle s'était changée en amour et je l'aimais sans le savoir. J'avais une ressource toute prête, qui était celle qui avait fait vivre ma mère jusqu'à ma naissance, et c'était ce qui finit de désespérer Hamza pour qui le moindre partage était un coup de poignard. Comment soutenir la vue de ces vautours ? La nécessité m'obligea de vaincre ses répugnances et les miennes. Je reparus dans la société et les oiseaux effarouchés revinrent au nid. Hamza était sincèrement aimé et je ressentais plus de satisfaction à lui rendre une partie de ses bienfaits que je n'en avais eue à les recevoir. C'était pour mon cœur un plaisir touchant qui me le rendait tous les jours plus cher. Son mauvais destin en me l'arrachant vint mettre le comble à son malheur. Il s'embarqua secrètement pour Alexandrie et dut se mettre au service d'un ancien intendant de son père. Quelle fut ma douleur et ma rage ! Je le chargeai de tous les noms odieux qu'on donne aux perfides. Je voulus dans mon désespoir courir après le fugitif. J'y renonçai.

L
e public n'est point irréconciliable et il me pardonna cette folie. La multiplicité des galants ramena chez moi une certaine gaité. Je recouvrai enfin toute ma liberté, bien résolu à ne plus regarder l'amour que comme l'écueil de ma fortune et l'ennemi de mon repos. FIN
[Hexagone 16] Captur11
 
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Une chatte noire de cinq ou six ans, qui aime beaucoup qu'on lui raconte des contes et des historiettes, avait la permission, étant désormais la compagne de toutes mes aventures, de se promener partout et de fureter parmi les livres de cette nouvelle cellule. C'est elle qui m'indiquait lesquels choisir afin de lui faire la lecture puis d'en faire le rapport. Les ouvrages de l'Hexagone 16 sont presque tous cachés par les lacis végétaux et parfois des champignons éclosent çà et là à la faveur d'une humidité soudaine. Les livres trop sérieux étant inintelligibles pour elle, elle les dédaignent superbement ; elle se dépite en reniflant ces vieux mémoires et autres encyclopédies décidément trop imposantes, et étant sur le point de renoncer à s'amuser par ce moyen, lorsqu'elle voit, sur l'un des rayons dont elle avait dérangé les volumes, un étrange cahier, ou plutôt un rouleau de papier jaune et piqué de moisissures. Félicité n'étant pas peureuse, fait glisser le livre du rayon qui échoit à terre, signe que je devais m'y intéresser. Je me baisse alors et saisis l'objet de son intérêt. Il s'agit de quelques contes amusants manuscrits.

[Hexagone 16] Captur13


Dans la crainte qu'ils ne soient perdus, je m'attèle, en ce jour nouveau, à leur retranscription dans un de ces livres vierges ou qui ne comportent que peu de signes et qui ne font pas partie des sélections lisibles de notre Bibliothèque commune. J'en avais conservé quelques exemplaires afin qu'ils me servissent de supports d'écriture pour mes registres ou autres réflexions. Félicité m'observe attentivement copier à la plume cette étrange écriture. Anonyme, peut-être a-t-elle l'amour propre de s'en faire passer pour l'autrice ?


[Hexagone 16] Captur14

Je réponds favorablement à sa requête et intitule l'ouvrage ainsi : Contes et Nouvelles de Félicité, trouvés manuscrits dans la bibliothèque-jardin de l'Hexagone 16. Le recueil commence par ces mots :

L'éducation est utile, sans doute, et peut, lorsque le ciel nous accorde du bon sens, rectifier notre caractère, corriger nos défauts et même extirper nos vices. Mais cependant, l'éducation ne peut tout faire ; jamais elle ne parviendra à changer un mauvais cœur ; et pour le combattre alors, quelques bons exemples tirés d'une saine et vertueuse imagination suffiront pour faire germer le bon grain qui aura été semé dans une terre ingrate.

Félicité, qui me paraît être l'animal le plus sérieux du monde, ne peut qu'acquiescer. Elle semble satisfaite que sa trouvaille soit le miroir de ses propres inclinations morales et philosophiques. Je poursuis alors ma tâche sous son regard attentif.

C'était deux petites filles que leurs mères envoyaient très exactement dans une pension située assez près de leurs demeures ; toutes deux avaient, comme tous les enfants, de bonnes et de mauvaises qualités, et toutes deux avaient des mamans qui les chérissaient au-delà de toute expression ; car Adolphine et Antoinette étaient filles uniques, et les deux mères étaient veuves. Antoinette, la plus jeune avait le cœur excellent ; elle était vive, étourdie, mais son caractère la portait au bien. Adolphine, plus âgée, eût été belle si ses yeux n'eussent pas été louches ; ce défaut très désagréable peignait parfaitement son caractère ; car Adolphine n'était point bonne.

Un jour donc, dès le matin, alors qu'il gelait bien fort, elles allaient ensemble comme de coutume à la pension dont elles étaient externes. Elle virent, assise sous une porte, une pauvre femme en guenilles qui paraissait mourir de faim et de froid. Antoinette la regarda avec compassion, devinant facilement la situation. Elle s'approcha d'elle, et, lui prenant la main d'un air honnête lui offrit le pain et la viande que sa mère avait pris soin de lui donner en partant et qu'elle sortit d'un petit panier qu'elle tenait. Adolphine la tira par le bras et lui dit assez haut pour que la pauvresse l'entendît : « Ne va pas t'aviser de donner ma part, surtout ; car je le dirai à maman et je le dirai à la tienne. »

[Hexagone 16] Captur15

Antoinette, au lieu de répondre à cette méchante petite fille, demanda bien pardon à la mendiante de lui offrir si peu de choses. Elle lui fit une jolie révérence et continua sa route avec Adolphine qui se mit à la railler. Antoinette la laissa parler ; elle ne trouvait rien à répondre à ce mauvais cœur. Lorsqu'elle furent arrivées à l'école, Adolphine s'empressa de raconter l'aventure car elle ne comprit pas à quoi il a servi à Antoinette de s'être privée d'un repas. La maîtresse entendit le récit et dès qu'il fut terminé, elle se leva de sa place, prit Antoinette par la main, l'embrassa très tendrement et l'invita à partager le sien. Le soir, alors qu'elles passèrent de nouveau devant la pauvre femme, cette dernière loua la bonne fille et fit des prières pour qu'elle restât toujours ainsi.

Rien n'est efficace auprès de la Divinité que la prière des Malheureux : le plus pur encens qu'on puisse lui offrir sont les bonnes œuvres ; il en résulta donc que celles de la pauvresse furent exaucées. Antoinette s'éleva si bien qu'elle fut aimée de tout le monde et devint l'amie, la confidente, la consolation de sa mère qui la chérit chaque jour plus tendrement. Adolphine devint aussi semblable à sa mère qui était fausse, envieuse et méchante. Elle fut détestée de tous et devint un véritable fléau, qui, à son tour, étant mieux connue, fut méprisée de tout le monde. FIN
 
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Rentré depuis hier d'une expédition à l'Est, accompagné des Bibliothécaires des Hexagones Numéro 1, Numéro 5, Numéro 13 et Numéro 14, j'ai pris la liberté de ne point écrire étant vide des forces nécessaires à cette tâche. L'aventure nous conduisit à traverser les Hexagones peuplés et d'aller au-delà du visible. Nous étions un petit groupe de cinq et après une longue attente, tous m'attendaient, ayant été retardé par quelque contrariété importune, nous commençâmes notre itinérance à travers les dédales de l'Est. Nous formions un groupe nouveau, constitué à l’instant, de Bibliothécaires de divers Hexagones, mais qui se connaissaient peu, sans autre motivation que la quête de vérité. Nous nous avançâmes dans cette étrange arène, déterminés. Il n’était pas étonnant que tant de nuages enveloppassent le sujet que nous traitions, puisque, outre les difficultés qui lui étaient propres, la pensée n’avait, jusqu’à ce moment, cessé d’y rencontrer des obstacles accessoires, et que tout travail libre, toute discussion nous avaient été interdits par l'obscurité de ce Système ; mais, puisqu’enfin il nous était permis de l'explorer, nous allions pouvoir exposer au grand jour, et soumettre au jugement commun ce que cette longue errance nous aura appris de plus raisonnable, à des esprits dégagés de préjugés que sont nos compatriotes Bibliothécaires ; et nous l’exposerons, non avec la prétention d’en imposer la croyance, mais avec l’intention de provoquer de nouvelles lumières et de plus grands éclaircissements.

C'est à partir du deux-cent cinquante-septième Hexagone à l'Est que l'on commençait à constater, en ouvrant les lives de manière aléatoire, des erreurs typographiques : lettres manquantes, caractères en surimpression, chaos progressif ; de plus en plus, les phrases se répétèrent, comme si une presse étrange avait frappé deux fois. Á partir du cinq-cent soixante-septième Hexagone, l'on ne distinguait déjà plus qu'une ou deux phrases par page. Au millième Hexagone, plus rien n'était lisible. L'effacement des livres était progressif. Le Bibliothécaire de l'Hexagone Numéro 14 semblait agité et son visage patibulaire trahissait quelque contrariété. Visiblement, il ne souhaitait pas parler, ni écouter nos conversations, nous autres qui allions avec entrain et enthousiasme. Il marchait un peu plus rapidement que nous autres ; il paraissait clair que nous traînassions à ses yeux. Il se désintéressait de la tâche qui consistait à saisir et observer les livres des divers Hexagones traversés. Il est vrai que nous ne trouvions d'abord rien de notable. Certains râlaient et l'on se mit à regarder cet énergumène de travers ; il se refusait à ouvrir les livres qu'on lui tendait. Regardant la tranche, il maugréait quelques mots à peine intelligibles sur sa quête de vérité disait-il. Selon lui, la vérité n'était pas dans les livres. Notre tâche était-elle donc vaine ? Alors que la Bibliothécaire de l'Hexagone Numéro 5 nous invitait à poursuivre notre progression, il semblait désorienté et dut se résoudre à nous suivre. Il me sembla même qu'un instant il poussa un cri en saisissant un livre. Qu'avait-il découvert ? Il ne nous en dit rien. Nous poursuivîmes. Au bout de quelques temps, nous découvrîmes dans nos poches, nos sacs et nos capsules, des petits morceaux de papier, comme déchiquetés par des mâchoires de Lilliputiens. Ce périple gagnait en étrangeté à mesure que nous nous perdîmes dans les méandres de ce labyrinthe.

Hors les limites connues de l'Est, les livres semblaient être, au fur et à mesure et de manière définitive, corrompus. Nous en avions ouvert des centaines, des milliers. Nous les reposions sans ordre, les laissant à terre, en plan, à peine fermés. L'une des Bibliothécaires conclut que les livres étaient atteints d'une maladie. Et s'il s'agissait d'un problème d'impression, un tremblement des Imprimeureuses, de leurs petits bras fatigués, de leurs muscles fatigués d'actionner la presse inlassablement, d'un décalage dû à un tremblement de terre à une époque bien particulière ? Et si la Bibliothèque ressentait les tremblements de terre, elle qui semblait pourtant plus grande que la Terre elle-même, sans limite ? La Bibliothécaire de l'Hexagone Numéro 13 avait l'air à la fois inquiète et excitée. Elle taisait quelque chose. Une découverte ? Supposait-elle qu'une Entité censurait les mots ? Qu'une Force dissimulait un savoir ou une vérité ? Notre présence était-elle la source ou la raison de cette corruption ? Les mots se dédoublaient, la lecture était-elle rendue volontairement difficile ? Cette double impression donnait une sensation de vertige ; le texte, sortant du livre, paraissait bondir en dehors, nous attaquant à demi. Les mots fuyaient-ils une Menace invisible ? Que se passait-il à l'Est ?
 
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Il est temps de recouvrer mon état de bibliothécaire et de m'astreindre au référencement et à la lecture des ouvrages de cet hexagone Numéro 16 qui est le mien. Je m'intéresse aujourd'hui à un curieux petit livre, le premier qui est pourvu d'images colorées ; des images étranges, ou plutôt des dessins. L'objet est un portefeuille in-quarto très mince de maroquin rouge et gaufré. Un motif apparaît en relief : un arbre. Les contours sont également agrémentés de rinceaux gaufrés Á l'intérieur, quelques feuillets comme découpés d'une revue ou d'un journal et numérotés à la main. Entre ces feuillets, des images. Je note le titre imprimé dans un frontispice bien orné à la manière d'arabesques et de volutes végétales et lui donne le numéro 3. Il s'agit d'un livre lisible. Je signe et tamponne l'ouvrage comme il se doit.

[Hexagone 16] Captur16


Le titre est le suivant : Notes et devisements à propos de la terre de Barbarie par Madame Marghrete Schwarzhee du service du Cabinet principal de l'Institut Royal de Géographie à l'attention des abonnés de la Revue des Sciences et du Progrès, sans l'observation de laquelle elle se trouverait sans moyens de satisfaire aux désirs de ses lecteurs. En voici les premiers mots :

Il serait à désirer que nous eussions une histoire exacte de la Barbarie ; cette contrée qui était autrefois une des possessions de l'Empire, et qui conserve encore aujourd'hui quelques précieux restes de son ancienne splendeur. Les hommes et les femmes Philosophes qui s'étudient à scruter et à connaître les mœurs des différents peuples de l'Univers, pour en tirer des conséquences utiles à l'Humanité, gémiront sans doute ici avec moi, de ce que des difficultés presque insurmontables nous empêchent de voyager en observateur dans la Barbarie, état dont nous n'avons que d'infidèles relations.

Les habitants des côtes de l'Océan Barbare sont, pour ainsi dire, Corsaires nés et vendeurs de chair humaine, qu'on nous pardonne cette expression vulgaire mais énergique. Quand ils ne trouvent pas à faire ce trafic infâme sur les malheureux naufragés ou autres étrangers, ils se vendent eux-mêmes. Les Uns achètent les Autres, les Autres achètent les Uns et les Barbares les achètent tous. On dirait que l'espèce humaine n'est qu'un vil bétail. Les supplices en usage en Barbarie tiennent du climat ; ils sont cruels à l'excès. L'espion est brûlé vif, les traîtres sont empalés et les esclaves surpris dans leur fuite de chez leur maître et leur maîtresse sont précipités du haut d'une muraille. On lapide aujourd'hui en Barbarie comme jadis dans notre monde. C'est ainsi que les Humains ne savent punir le crime qu'avec un crime, et ne réparent le mal que par d'autres maux. Jadis, un captif de nos amis nous écrivait justement ceci :

Les Barbaresques ne connaissent point les égards, le respect et l'admiration que mérite un guerrier généreux qui n'a succombé qu'après avoir combattu vaillamment. Hélas ! Je l'ai moi-même éprouvé. Ces lâches, après nous avoir dépouillés de nos habits, nous couvrirent de vieux haillons et nous chargèrent de chaînes. Représentez-vous, Madame, s'il vous est possible, quelles furent en ce moment la douleur et la honte d'un brave militaire, dont le bras généreux ne mania jamais que le sabre et l'épée. Ces Barbares en vinrent enfin aux ruses accoutumées pour savoir de quelle qualité nous étions ; l'un nous parlait avec douceur, l'autre avec menace et les deux nous traitaient de chien, d'âne ou de singe. Á toutes ces dénonciations injurieuses, succéda une scène horrible que je ne puis me rappeler sans sentir mon cœur se briser. L'on fit tomber sur un de nos malheureux une grêle de coups sans raison aucune. Se peut-il que des Humains traitent ainsi leurs semblables ? Après cette exécution, ils firent descendre une partie de notre équipage dans le fond de cale, et, sous la menace, nous forcèrent à ramer vers la Barbarie.

La Barbarie est le pays des animaux les plus féroces et des passions les plus violentes. On a longtemps cru cette partie du monde habitée seulement sur les côtes. Mais on sait maintenant que l'intérieur est peuplé ; en sorte qu'il n'y a pas sur la terre de Barbarie d'endroit où il ne puisse y avoir d'Humains. Les feux du Soleil ne leur font pas plus de peur que les frimas de la Zone glaciale.


Dernière édition par FloFlex le Lun 1 Mar 2021 - 12:08, édité 1 fois
 
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Si les Barbares n'offrent point les mœurs les plus agréables à nos cœurs sensibles, ils en sont dédommagés par des contours stupéfiants de beauté, des yeux emplis de feux, de la vivacité de leur esprit, de la vigueur de leur sang et d'une élégance en tout point merveilleuse. Les Barbares de la côte ont pris cœur à la piraterie ; d'où l'on voit que la moralité du commerce est chose de convenance, comme le reste. Ce qu'il y a de certain c'est que, à la moralité près et malgré leur volonté d'être gouvernés par des despotes, les Barbares sont des Humains comme tous ceux des autres continents. On aurait dû, ce me semble, ne pas attendre si longtemps pour rendre hommage à cette grande vérité.

La langue qui a le plus de cours est le Zaharesque ou le Zafaresque mais on y parle plusieurs autres idiomes particuliers. Sur les côtes de leur Océan, se fait entendre un jargon qui permet à tous les habitants du rivage de se comprendre. C'est un composé bizarre de toutes les langues mélangées et qu'on appelle le Zâhanna'logôun. Les Barbares, ainsi que tous les autres peuples du monde, sont inconséquents dans la croyance spirituelle. Ils paraissent persuadés d'une fatalité qui les rend insensibles, ou du moins indifférents à tous les événements de la vie ; et pourtant, ils portent sur les poignets, autour du cou, dans les cheveux, des chaînettes dorées agrémentées de bijoux mystiques, signes d'une superstition bien ancrée.

E
n Barbarie continentale, qu'il faut distinguer de la Barbarie péninsulaire, les femmes ont toujours la pipe à la bouche, elles sont grandes, de longue taille, très brunes et à l’œil vif, souvent bleu, et sont fort mauvaises. Les hommes ont la chevelure d'un noir d'ébène, éclatant et profond et les yeux verts. Les hommes n'ont point de barbe et leur corps est imberbe. Les deux sexes ont soit la peau blanche d'une grande fraîcheur soit, inversement, couleur de jais très intense ; on eût dit que les Barbaresques changeaient de couleur à leur guise ou selon les saisons, mais il semble que ce fait ne soit pas clairement établi. Les Barbares péninsulaires, car ils vivent à demi-nus, se peignent le corps à l'aide d'une teinture rouge ainsi que le contour des yeux de blanc s'ils ont la peau noire et de noir s'ils ont la peau blanche. Les autres, hommes comme femmes, se parent de grandes étoffes en forme de manteau flottant blanc et rouge et qui recouvrent chemise et pantalon amples.

[Hexagone 16] Captur17


L
es femmes de la Péninsule et du Continent se teignent les cheveux, à mesure qu'ils grisonnent, à l'aide d'une pâte de plantes indigènes qui rend leur chevelure, déjà longue et soyeuse, couleur corail. Quant aux hommes, au même âge, ils se les blanchissent à l'aide d'acides laiteux. Enfin, les Barbares, peu jaloux et sans se préoccuper d'engendrer une postérité nombreuse, se conduisent au lit conjugal en vrais pirates ; ils ravagent le champ du plaisir, sans se mettre en peine de le féconder. Ces véritables satyres ne craignent pas plus de se montrer galants avec les membres de leur propre sexe et quittent avec entrain leur Hébé pour Ganymède ou leur Hercule pour Britomart. Cette dissolution morale ne les prive pas de se rendre en pèlerinage et d'exercer leur ferveur lors de rituels idolâtres dont on peine à connaître et l'origine et l'aspiration.
 
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Outre le commerce qui lie les différents ports de leur Océan, les Barbares disposent de richesses immenses qu'ils gardent jalousement. Combien de nos Régents et combien de nos Régentes se sont tournés vainement vers ces peuples bien nourris afin qu'ils nous fissent l'aumône de quelques bateaux chargés de grain ? S'ils dominent aujourd'hui nos mers, à tel point que notre Océan porte le nom de leur peuple, c'est que, jadis, harcelés continuellement les uns contre les autres, obligés souvent de disputer leur existence à main armée, ils négligèrent l'agriculture, amie de la Paix, et prirent le parti d'aller chercher sur les Mers la subsistance qu'ils ne pouvaient se procurer par les travaux ininterrompus de la Terre. Et c'est ainsi que les Barbares, originairement peuple agraire et pastoral, finirent par se rendre maritimes.

Leur gouvernement est curieux et leur état divisé. La Barbarie se compose d'environ trois-cents chefferies ou capitaineries, selon que les territoires soient continentaux ou maritimes, et dispose d'une capitale dont le nom et l'emplacement nous sont inconnus. L'on dit que cette cité prodigieuse, siège d'un palais merveilleux, est pourvue d'écoles, d'asyles et de bibliothèques mais aussi de jardins paradisiaques et de thermes où des sources coulent sans discontinuer de l'aurore au crépuscule. D'après un manuscrit ancien, leur assemblée est composée d'hommes et de femmes assis en cercle sur des tapis de laine. Cette ville, sise sur un territoire agréable et fertile, aux richesses de la nature ajoute encore toutes les ressources de l'art. Les maisons seraient vastes et commodes et les monuments publics auraient un certain air d'importance. Il semblerait que l'ensemble forme une cité prospère et pittoresque.

L'on dit aussi que les Barbares désignent leur despote, un étranger ou une étrangère, de préférence de rang noble et à l'instruction complète, afin qu'il règne de manière autoritaire sur tout son peuple et qu'il faut vénérer avec précaution. Au reste, pour le dire en passant, cette organisation, qui nous fait sourire ou nous rend perplexes aux dépends de ceux qui la pratiquent, n'est peut-être pas aussi déraisonnable qu'elle le semble d'abord. Le Despote se distingue des autres Barbares par sa coiffe de métal en forme de dôme et par son habit noir brodé d'or.

Pour avoir une impression plus vive de cette étrange politique, notre infortuné ami nous décrivait le gouvernement de la ville où il était captif en ces termes :

Tous les ans on élit, le jour de l'équinoxe d'automne, deux Consultes afin de gérer équitablement la ville et le port. Ces deux Consultes logent à la Citadelle et se partagent les lieux. Ils jugent et décident souverainement, assistés cependant par des ministres, souvent des Consultes des années précédentes. Comme cette ville appartenait jadis à l'Empire, on en conserve encore presque toutes les coutumes et toutes les lois qui sont retranscrites dans la langue de la Barbarie mais aussi dans quelques unes de nos langues, car les étrangers y sont nombreux, esclaves ou libres. Les scélérats des mers y ont leur propre ministre qui défend les intérêts des Corsaires.
 
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Disons un mot sur les principales villes de Barbarie portées à notre connaissance. Zar-goddôun existe depuis longtemps, car les Anciens la mentionnent dans leurs écrits. C'est une ville spécialisée dans la confection textile et l'industrie de la teinture qui fournit beaucoup de nos marchands. Zar-ti'wânôun est un petit port qui commerce dinanderie et ustensiles ; des verreries commencent à s'y implanter, dit-on, ce qui explique l'arrivée nouvelle de jolies verroteries dans nos boutiques. Zar-Pholy'gôun est la ville des épiciers. Elle compte plusieurs écoles qui instruisent quantité d'apothicaires venus de tous les continents. Elle constitue le port le plus avancé vers nos côtes et les étrangers, bien que circonscrits dans des quartiers spécifiques, y sont bienvenus. Dans ces trois villes, les seules ouvertes aux étrangers, la Loi y est plus implacable qu'ailleurs et les gibets rappellent aux voyageurs les peines qu'ils encourent à ne point suivre avec soin les ordres qui sont les leurs. Cet usage doit peut-être son origine à une bonne intention des Capitaines qui gouvernent ces contrées afin d'obvier des procès inutiles en montrant à vue les risques encourus si d'aucun était tenté par la fraude, la corruption ou le vice.

[Hexagone 16] Captur19



N
otre ami bien en peine dans sa prison, nous racontait, dans une de ses missives, des pratiques étonnantes visant à effrayer les plus téméraires mais qui donneront au lecteur de cet ouvrage une opinion avisée des usages barbaresques :

Á peine après avoir mené les captifs sur leur navire, les Pirates eurent aussitôt recours aux sacrifices afin que nous soyons éclairés de leur cruauté en pareille circonstance. Je les vis prendre un mouton qu'ils coupèrent en deux par le milieu à l'aide d'un sabre et qu'ils jetèrent à la mer devant nos yeux. Ils accompagnaient cette cérémonie de menaces et d'injures ignobles. Je m'aperçus bientôt que les Barbaresques étaient satisfaits de notre terreur, la gaîté les ranima et quelques coups de bâtons bien appliqués sur nos épaules achevaient de nous convaincre de notre pitoyable sort. Nous ne tardâmes pas à approcher de la ville de Tsar-Cottoune où nous fumes obligés d'attendre la haute mer pour entrer dans le Port qui n'est pas assez profond pour y aborder sans marée. Pendant ce temps, j'eus le loisir d'examiner la situation. Le Port ressemble assez à un Havre et il se situe à l'embouchure d'un petit fleuve. Á chaque rive, une tour imposante tient la garde et la Ville s'est construite de part et d'autre, encerclée par de hautes murailles. Á la faveur de la marée, le bateau glissa entre les tours sentinelles, flottant sur la bouche de cette rivière saumâtre. On vint nous débarquer et nous fûmes exposés un certain temps à toutes les insultes d'une populace effrénée. Après une nuit passée dans un cachot, l'on vint nous conduire au marché, où l'on a coutume de vendre les esclaves qui y sont confondus avec les bêtes. Les gens du marché nous firent mettre tout nus afin d'exposer nos qualités aux marchands. Après cela, ils nous firent sauter, marcher, cabrioler et ils avaient grand soin d'examiner nos yeux, nos dents et nos mains. Comme ils s'adonnent à la Chiromancie, les acquéreurs tâchent de connaître par les lignes si l'on vivra longtemps, si l'on n'est point malade ou si l'on ne s'enfuira pas. Nous fûmes vendus à des maîtres et à des maîtresses différents. C'est ainsi que des monstres, étouffant tout sentiment d'humanité, commercent leur égal malgré cette voix secrète de la Nature qui ne cesse de crier au fond de leurs cœurs « Aime et respecte ton semblable qui est de ta famille. » Je fus vendu au Capitaine de la contrée. Je ne puis trouver d'expression assez vives pour vous peindre, chère Madame, les cruelles agitations de mon âme lorsqu'il me fallut quitter les malheureux compagnons de mon infortune. Jugez quelle devait être ma douleur lorsque que je me vis seul au milieu d'une troupe de Barbares qui prenait plaisir à m'insulter.

P
lus tard, alors qu'il changea de maître et qu'il fut revendu à la fille d'un Prince, notre ami fut conduit dans une autre ville, dont il tut le nom.
 
FloFlex
   
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FloFlex  /  Petit chose


à S*, un matin du quatrième mois lunaire

Je ne suis presque plus esclave car il ne me manque que la Liberté de me rendre près de vous. Ah ! C'est la plus dure des captivités que ne pouvoir voler près de ce qu'on aime. J'aurais cependant tort de me plaindre car je suis aussi bien qu'on peut le désirer dans un semblable pays. Ma douceur ordinaire et mon exactitude à remplir mes devoirs m'ont gagné les bonnes grâces de ma maîtresse. Charmée de ma constance et de ma fermeté, elle me considère désormais davantage comme un secrétaire que comme son captif. Dernièrement, elle fut obligée de se rentrer à T* pour des affaires d'État. Elle voulut m'avoir à sa suite et cela me procura le plaisir de voir le pays qui abonde en toute chose nécessaire.

La ville de T* se situe dans une vallée cerclée de montagnes assez petites. Les maisons y sont bâties en terrasses et bien blanchie avec de la chaux, ce qui en rend l'aspect très agréable. Elle domine de vastes prairies arrosée par des sources nombreuses. Depuis un promontoire, l'on découvre aisément toute la ville qui est en amphithéâtre. La Citadelle de la chefferie de T*, est construite en trois grands corps de logis qui ressemblent à trois palais séparés ; l'un des trois, au centre, est un pavillon carré d'une hauteur prodigieuse. Chacun de ces palais a un jardin mirifique. Quand nous arrivâmes, le Chef de T* nous reçûmes, allongé sous un dais au beau milieu du jardin. Ma Maîtresse fut installée sur une sorte de banquette ; je dus m'asseoir à terre, sur un tapis. Ils discoururent plusieurs heures, dans une langue qui m'était inconnue, et ils furent servis en fruits colorés et en boissons odorantes à intervalles réguliers par des esclaves au teint olivâtre, chose surprenante. Je fus réduit à n'être que le spectateur muet de cette cérémonie. Ma maîtresse me confia par la suite que les ministres, je découvris alors qu'elle en était une, devaient rendre leurs comptes au Chef de leur district puis lui faire entendre les diverses requêtes de son peuple afin qu'il prît les décisions qui devaient s'imposer.

Une fois le concile achevé nous furent conduits dans l'un des appartements du palais. Nous partîmes le lendemain, suivis par une petite armée, et nous traversâmes pendant des jours des déserts arides, des montagnes vertigineuses et des forêts sans fin peuplées de bêtes effrayantes et de renégats. Après avoir marché assez longtemps, nous arrivâmes dans une vallée verdoyante où se tenait en son centre, une cité magnifique, sans murailles. On compte dans cette ville près de dix milles maisons et un grand nombre d'écoles. L'on y voit aussi quantité de thermes riches et commodes. Les rues y sont larges et un aqueduc fournit une l'eau très limpide. Un canal traverse la vallée et permet à des bateliers de transporter grains et marchandises grâce à des barges tirés par des chevaux ou des bœufs qui avancent, non sans nonchalance, sur un chemin de halage fort droit. C'était là que ma maîtresse devait conduire son consulat. Elle fut accueillie par tous les notables de la chefferie qui lui apportèrent quantité de présents précieux et de mets raffinés. Un des princes de la cité s'avança, il était d'un âge assez avancé, d'une belle taille, le nez aquilin, la tête fière. En abordant ma maîtresse, il s'inclina trois fois jusqu'à terre. Un héraut annonça que le Prince offrait à ma maîtresse trente chevaux accompagnés des palefreniers nécessaires à leur entretien. Elle fit un geste de la tête en signe de reconnaissance. Pendant cette audience, ma maîtresse était assise sur une banquette élevée sur une estrade fort solennelle couverte de tapis.

La Citadelle de ma maîtresse est flanquée de logis séparés, entrecoupés de cours ombragées où coulent des sources. Elle ressemble à un petit village, tout empierré. Les appartements sont soutenus par des colonnes de marbre blanc et ouvrent sur de petits jardins fleuris. Les toits, assez plats, sont couverts de tuiles vernissées bleues ; quelques uns des logis disposent de plateformes suspendues au-dessus du paysage extérieur. Les fontaines sont nombreuses et fraîches et des gens de maison s'affairent partout dans le plus grand calme. Le pavillon central abrite l'appartement de ma maîtresse et comporte deux chambres en vis-à-vis, séparées par une terrasse. Les tapis sont d'une épaisseur extraordinaire et les murs  couverts de carreaux de couleurs vives. Les plafonds, fort élevés, sont peints de fleurs et de scènes pittoresques. Le therme est pavé de marbre et au centre se trouve un bain rempli d'eau chaude par une fontaine dédiée. L'appartement était vide à notre arrivé et ma maîtresse le fit meubler à sa convenance. Je fus logé dans une petite chambre disposant d'un lit, d'un écritoire et de quelque armoire. On me fit habiller à la manière des domestiques de la Citadelle, c'est-à-dire d'une tunique safran et de sandales de joncs. Puis, à ma grande honte, on me fit raser la tête.

Vous jugez sans doute bien, Madame, qu'étant dans une contrée où il y a quantité d'esclaves, je ne manque de les aller voir. Je les vivifie presque tous les jours dans les fabriques et dans les enclaves où ils travaillent et je les encourage à la persévérance et à l'espoir. Qu'il est doux pour moi de pouvoir leur faire quelques aumônes pour soulager leur misère ! Ces pauvres malheureux pleurent de reconnaissance et se jettent à mes pieds qu'ils arrosent de leurs larmes.

Je vous assure, Madame, de mon vif souvenir et que tout mon être n'est occupé qu'à trouver une issue à mon sort sinistre etc.

[Hexagone 16] Captur20
 
   
    
                         
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