Le prénom

Je suis en avance, au café. Bientôt ton père arrivera et je devrai lui dire ce que j’ai choisi. Depuis trois mois, nous discutons prénoms. Non pas que tu sois en route, nous aimions juste en parler. Alexandre, Marion, Claude… la liste nous a beaucoup amusés. Les projets de chambrette, nos idées sur ton éducation, je le reconnais, c’était plaisant. Et puis il y a eu les nuits à penser à toi, seule, pendant qu’il dormait. Imaginer que tu débarques, que tu changes tout et rien à la fois. C’est ce qui m’a décidée au final.
Ton père est entré, il me sourit. Je l’imagine ressortir dès que je parlerai, furieux, blessé, alors je déballe tout très vite, sans souffler. Ce faisant je vous demande pardon, à lui, à toi, mais j’ai trop besoin de partir à la conquête du Graal, comme la baronne Blixen. Il me regarde et je sens qu’il comprend, même s’il est déçu. Et je m’en vais, absoute de mon crime.
Toi, l’enfant que jamais je ne porterai, ton prénom, quand j’y pense, c’est sans doute Liberté.

Le barrage.

Tu marches sur le lit du fleuve asséché, et tu penses. Tu marches, et tu penses aux berges humides, aux poissons sous l’ombre des roseaux, à l’eau rapide et riante ; à ce qui n’est plus. Tu y penses en arrivant au pied du mur, et tu lèves les yeux. Tes yeux percent un trou dans le mur, et tu penses aux autres, de l’autre côté, à ces gens qui s’étiolent, à l’eau croupissante et aux poissons étouffés. Tu repenses alors aux femmes accroupies au bord du fleuve, aux enfants riant et jouant dans l’eau, à un pêcheur qui répare sa barque de roseaux. Tu plaques une oreille contre la pierre, mais le mur ne te renvoie que le silence.
Tu escalades le barrage.
Tu te tiens au sommet. En bas, dans la ville-prison, tout le monde a levé les yeux et te regarde. Ils attendent. Tu as peur, c’est dangereux ; bien sûr que c’est dangereux.
Tu tournes le dos à la ville, et ton regard suit les méandres fantômes du fleuve et, au-delà, l’odeur de la mer. Tu respires l’odeur salée de la liberté, et tu penses :
Il suffit d’une brèche.
Tu lèves les bras, et les frappes contre le mur.

Pause

Quoi ? Déjà onze heures ?
Les journées, les heures qui s’achèvent avant qu’on ne le remarque… C’en était trop.
Je décidai d’enlever les piles de ma pendule.
L’effet fut immédiat. Le monde s’arrêta sur 11h03. Je pus alors occuper cet éternel instant comme je l’entendais. Par chance, je n’avais à ce moment-là aucune préoccupation somatique dérangeante. Je fus ainsi libéré de toute contrainte ! Je plains ceux qui étaient affamés ou attristés ; il leur restait tout le présent devant eux pour trouver comment résoudre leur problème.
Ce nouveau confort intemporel m’offrait une tranquillité, une sérénité incroyable. Je passais parfois de longs moments à regarder la télévision. C’est fou tout ce qui se passait dans le monde à 11h03 !
Et puis un jour, je veux dire une minute, j’en ai eu assez. C’est bien beau, ce qui arrive aux autres, mais ça ne remplace pas un vécu. La vie, la vraie, c’est celle qui passe (vite), qui se répète parfois mais sait aussi surprendre.
Alors j’ai éteint ma télé.