Henry travaillait comme simple employé de bureau dans un Paris encombré et pollué. Son maigre salaire disparaissait dans le loyer pour l'appartement qu'il partageait avec sa femme aimante mais castratrice et avec ses enfants chéris mais bruyants. Le soir, il s'occupait de la maisonnée en homme moderne, partageant les tâches ménagères, les devoirs du grand, les couches sales de la petite. Il ne profitait que des mauvaises émissions télévisées. Le week-end, toute la famille se promenait, se distrayaient, sortaient, engloutissant son temps, son argent et son moi intérieur.
Néanmoins, Henry avait une passion bien à lui à laquelle il s'adonnait lors de ses trajets en métro : il lisait. Mais il ne possédait qu'un seul livre. Jamais il n'avait eu l'envie d'en ouvrir un autre. Celui-ci lui suffisait. Toujours, il le relisait avec le même soin, la même curiosité, le même plaisir. Ce livre sans titre. Ce livre dont il était l'auteur. Ce livre constitué uniquement de pages blanches.

Déjà trois mois que je suis en attente.
Arrêtée en plein vol, suspendue, comme une équilibriste sur un fil tendu au dessus du vide qu'est devenu ma vie : je guette.
C'est un peu honteux et désespérant, mais je n'ai guère le choix.
Sans lui il est impossible de savoir quelle direction donner à ma vie. Sans son impulsion, les choses, dénuées de couleurs, n'ont pas de sens, je ne suis qu'un pantin désarticulé, observant mes membres bougeant de manière désordonnée, sans comprendre à quoi ils obéissent.
Je sais qu'il souffre aussi, pourtant tout ne dépend que de lui.
Suis-je floue ? J'observe mes mains -un instant, il me semble qu'elles s'effacent.
Je répète mon nom pour me prouver que j'existe toujours : Marie Renoir, MARIE RENOIR, de plus en plus fort, en boucle. J'ai oublié mon adresse, je ne sais pas mon âge : il ne l'a jamais dit. Alors je reste là, à attendre que l'inspiration le regagne enfin.
Demain. Dans trois jours... Dans un mois ?
Il me manque, celui qui invente ma vie.
Mon auteur.

Pas facile pour moi de lui trouver une définition. Ma vie? Ma maison? Tout ceci est vrai, mais pas assez puissant. Chaque page est un monde, rempli de surprise et d’inattendu, alors comment qualifier le tout? Je crois que je tiens quelque chose... Ce livre, c’est mon univers. Magnifique, paradoxal, angoissant et plein de rêves à la fois, en constante mutation, sans que je puisse en discerner la fin. J’y suis infime, mais j’y suis bien.
Je n’en choisis pas le cours, je le subis. Les phrases sonnent telles des prophéties, et chaque nouveau chapitre me construit un destin dont je me passerai parfois volontiers. Torturé, baladé, poussé à des rencontres que je ne souhaite pas, il me porte sur sa rivière d’encre vers de nouveaux alinéas. Chaque malheur m’apporte aussi son lot de joie. Alors, même si je conçois qu’il n’est pas parfait, pour rien au monde je ne changerai d’auteur. J’aime le grain de ce papier et j’y resterai pour vivre les aventures qu’il s’apprête à écrire pour moi, son héros.

Gourmandise:

D’un pas léger, je grimpe les escaliers, impatient d’atteindre ma pièce préférée dans la maison : la bibliothèque. Je m’arrête quelques instants sur le pallier, observe cette haute porte en bois d’acajou. Puis, pressé par l’excitation, je la pousse silencieusement et entre.
Je suis aussitôt assailli par l’odeur des vieux livres. L’air, chargé de poussière manque de me faire éternuer. Je perçois un léger relent de moisissure, d’humidité.  Pourtant, ce que j’aime cette odeur.
Je m’avance dans la pièce et lève les yeux vers les hauts rayonnages. Tant d’ouvrages collectés par ma famille, l’œuvre de toute une vie.
Je ne sais plus où donner de la tête, submergé par des titres dont j’ignore la signification.
Et puis, j’en vois un. Un livre. Abandonné là, à même le sol. Si vulnérable.
Je m’approche prudemment, jette un coup d’œil autour de moi. Personne.
Alors je me jette dessus, la gueule ouverte.
Je dévore les pages, déchiquette la couverture de cuir. C’est ce que je préfère.