[L'IMMEUBLE - APPARTEMENT 301] - FRANCE LABITTE

La boîte à lettres a une fente ordinaire pour qui veut y poser des plis ordinaires. 

Sur le palier : 

- un paillasson dit en français : "Bienvenue",
- un porte-parapluie trône dans un coin (deux parapluies : un petit violet, un grand noir ; une laisse pour chien),
- un chariot à courses vide attend à côté,
- un interrupteur classique sert de sonnette et indique : "301 - LABITTE".

Faites en bon usage.

Le Concierge arrive devant la porte de France Labitte.

TOC TOC TOC TOC TOC

Au premier coup frappé à sa porte, France manque de faire une crise cardiaque. 

Le judas la renseigne cependant bien vite : ce n'est que le vieux singe... 

Elle est à peu près présentable mais ses vives inquiétudes des derniers jours marquent son visage. 

Et disparaissent aussitôt qu'elle ouvre la porte avec un sourire radieux. Un oeil attentif remarquerait cependant ses manches trempées, et un bon nez une odeur inhabituelle de vieille sueur...

- Monsieur Carballar ! Souhaitez-vous faire tomber cette porte ? Tenez-vous à la réparer ?

_ Madame, je ne suis pas un mendiant à qui on offre l'aumône pour je ne sais quels raisons ! Vous croyez que je ne vous vois pas, avec votre petite sourire charmeur, votre petit sourire enjôleur, et que je ne comprends pas votre petit manège ! Est-ce que vous ne savez pas que l'argent ne sert plus à rien (disant cela, il jette l'enveloppe devant France Labitte, dédaigneux) et que ce n'est qu'une entourloupe de plus, oui Madame, une de plus, que cette offrande vulgaire, parfaitement vulgaire, et qui ne vous va pas du tout d'ailleurs, à un pauvre homme comme moi ! Vous vous êtes dit, sans doute : "ah ce pauvre homme acceptera bien ma charité et ensuite..." et ensuite quoi Madame, pouvez-vous me dire, vous voulez être dans mes "petits papiers" comme on dit, vous voulez peut-être des faveurs ou je-ne-sais-quoi de ce genre, une saloperie en somme, quelque chose de ni très net ni très beau, comme toute la marmaille qui crépite ici-bas vous pensez que je suis un vieil imbécile, "un vieux singe" n'est-ce pas, je le vois à votre air, "un vieux singe" idiot "qu'il faut savoir prendre" n'est-ce pas, pour qu'il vous mange dans la main. JE NE VOUS MANGERAI PAS DANS LA MAIN MADAME.

France esquissa une tentative de s'expliquer en couvrant la voix du Concierge : 

- Monsieur, il s'agit d'une tradition bien établie dans mon pa...

Et le Concierge lui jeta l'enveloppe à la figure. Le sourire de France se fâna. D'abord avec un air choqué, elle le laisse poursuivre sa tirade, et alors qu'elle se prolonge longuement, France devient impassible. Elle marque un silence quand il eut fini et répond finalement avec calme et froideur.  

-  Pour cette méprise évidente, monsieur, je vous présenterais volontiers mes excuses mais votre fierté, au lieu de vous honorer, offense la mienne et je vous prierais avant tout de surveiller votre langage.

Puis elle s'échauffe...

- Mais allez-y donc, dit-elle en lui jetant en retour l'enveloppe. Déchirez donc ces billets s'ils ne servent plus à rien, comme vous dites, et si la solidarité et la gratitude n'ont aucune valeur, et si la charité est un gros mot en-dessous de vous, une... qu'avez-vous dit ? "saloperie" ? J'espérais mieux de vous, vieux singe et je vous confirme que votre immeuble est une jungle.  Qu'attendre après tout de celui qui a permis la distribution...

Elle se saisit du courrier du comité de Miranda Villa qui se trouve juste à sa portée, froissé, dans le vide-poches à l'entrée de son appartement et complète sa phrase avec ardeur : 

- ... de cette charlatanerie ! 

Elle l'agite sous le nez du Concierge, l'abandonne à ses pieds et elle ajoute en tonnant, en se grandissant :

- C'EST MOI QUI NE VOUS MANGERAI PAS DANS LA MAIN MONSIEUR !

Elle claque la porte et elle peste fort, dans l'intention de se faire entendre depuis le palier, en français, mais en choisissant des mots transparents : "ingrat ! collabo de merde !" 

Quel théâtre... mais les meilleurs acteurs puisent toujours dans le vrai. France était-elle une actrice ? Elle retournait en tout cas dans l'action... L'ennemi de mon ennemi est... est quoi, le Concierge ?

Une fois assuré du retour du concierge dans son antre du rez de chaussée, je me rends jusqu'au troisième étage, les mots rédigés sur mon bout de papier encore ancrés dans mon esprit.

"Bonjour Mme Labitte. J'ai cru entendre, depuis mon premier étage, qu'un différent vous oppose au concierge. Il s'agit d'un personnage peu commode, je vous l'accorde. Mais cela m'a rappelé la présence d'une compatriote dans l'immeuble. Sans vous forcer à quoique ce soit, voici mon message : n'hésitez pas à me faire part de vos besoins ou éventuels soucis. Je ne doute pas que vous savez prendre soin de vous-même, mais les temps sont difficiles. Je suis capable de faciliter certaines choses, selon mes capacités et les demandes de chacun. Cette proposition est sans obligation, je ne veux pas vous forcer la main. Mais n'hésitez pas à m'imiter, et passer vos requêtes sous ma porte, à l'occasion.

Armando Diaz, appartement 102"

Je reste convaincu du ton que je me suis donné. Peut-être qu'elle me croira moins sincère, car j'ai renié mon naturel ? Mais c'est toujours mieux de s'adapter un minimum au langage de son interlocuteur. Au moins, j'aurais tenté. Je peigne ma barbe arrivé sur le palier du troisième. Sans même frapper à la porte, je glisse le mot par en dessous, et repart jusqu'à chez moi. Vu le niveau de l'embrouille avec le concierge, elle ne sera pas d'humeur à discuter, donc... Mais si, t'as bien fait, te prends pas la tête ! Un fond de doute accompagne mes Timberland qui défilent sur les marches.