Une question qui décidera s'il sera courtois avec moi, ou "autre chose"... Un sourire carnassier se dessine sur mon visage. La tension grimpe dans ma poitrine, comme celle qui précédait mes combats à l'époque. Tout bien réfléchi, ce sera plus simple de le gérer dans mon appart, en lieu clos et contrôlé. Je lève le verrou de la porte, pour l'ouvrir en grand.

Mon instinct dilate mes pupilles, pour capter la moindre information. Militaire, la cinquantaine, bon maintien de forme, expérience, uniforme et coupe réglementaire. Conscient que seul, il n'aura jamais le dessus sur moi au corps à corps, je m'efface et l'invite du bras à entrer. La surprise se lit dans ses traits retenus, étonné de ma courtoisie après ma méfiance d'il y a quelques secondes. Il se décide enfin à entrer, et je referme derrière lui en jetant un coup d'oeil furtif sur le pallier. Conservant les mains dans le dos, ses bottes lustrées claquent contre le parquet, et il scrute mon appartement dans un bref tour d'ensemble. Je reste toujours à moins de deux mètres de lui, et j'attends qu'il se retourne vers moi pour reprendre la parole.

— Alors, cette fameuse question ?

À partir de son observation, il semble tirer des confirmations de ses a priori à mon sujet. Il est renseigné, doit se douter de qui je suis, ou ce que je suis... Le bout de mes doigts fourmillent d'impatience. Allez, pose-la ta question...

Rasgado entre et ferme lui-même la porte derrière-lui. Son regard glisse rapidement sur l'appartement de Diaz et le coronel note, pour lui-même, quelques détails signifiants.

— Nous sommes entre combattants, n'est-ce pas ? Ne répondez pas, il ne s'agit pas de ma Fameuse Question, comme vous dites.

Un silence. Puis Rasgado reprend avec ce ton qui donne le sentiment que ces phrases sont parsemées de majuscules :

Vous savez que je suis l'un des plus éminents membres de notre Milice et que je ne suis pas... comment dire... un Amateur. Je vous dis cela car je ne crois pas non plus que êtes un Amateur et je ne pense pas me tromper. En vérité, je sais même que je ne me trompe pas car j'ai des informations à votre sujet. Bref. Nous ne sommes pas là pour ça.

Rasgado plonge ces yeux dans ceux de Diaz.

Je ne vais pas tourner autour du pot et, avant de poursuivre notre petit échange, je vais vous poser la fameuse question, Monsieur, et je vous prie de prendre bien garde d'y répondre avec le plus d'honnêteté possible car votre réponse pourrait littéralement tout changer pour vous et pour les habitants de cet Immeuble, vous comprenez ? Je crois que vous êtes un homme raisonnable, méticuleux même, alors pensez-y et prenez votre temps.

Pouvez-vous me dire ce que vous faisiez devant le QG de Luna Carballar-Murillo il y a de cela quelques jours ?

Je retiens chaque syllabe brûlant mes lèvres face à ce type. Oh oui Coronel, j'ai bien compris. T'en as une grosse paire, et t'as bien envie que la terre entière le sache. Ma main droite traînant près de ma poche, je le laisse jouer son petit manège sans réagir. Je peux bien te laisser la main coño, ça doit déjà s'affoler dans le caleçon rien qu'à cette idée... La surcompensation de son autorité le dessert, et c'est un sacré signe s'il ne s'en rend pas compte. Enfermé dans un bureau en compagnie de mes anciens employeurs, ce type ne tiendrait pas cinq minutes... Quand on a connu des lieutenants capable rigoler pendant qu'ils retiraient la peau du visage d'une balance, les rapports de force prennent une saveur bien différente.

Mon estomac remue face à ce souvenir traumatisant. Je fais craquer mon poignet d'impatience. Ah oui, tu sais des choses ? Eh bien on va parler...

— Ce que je faisais ? J'avais besoin de me dégourdir les jambes. Puisque que vous me connaissez, vous savez que j'ai besoin d'exercice. Et comme vos hommes m'empêchent d'entretenir mes besoins primaires, j'ai du m'aventurer un peu loin. Faut me comprendre...

La retenue crispée sur son visage m'amuserait si la situation n'était pas aussi tendue. Mais je ne lui laisse pas l'occasion de s'alarmer.

— C'est agaçant, pas vrai ? Vous n'aviez qu'à lâcher le service que vous voulez que je vous rende. Vous savez que j'ai violé le couvre feu et le confinement, mais vous n'avez rien entrepris contre moi. Si vous me respectez vraiment, lâcher votre service que je ne peux refuser, au lieu de maintenir votre illusion de contrôle. Je n'ai pas que ça à faire...

Mon corps exalte du grésillement qui le parcours. Ça me rappelle la tension dans l'octogone, face à mon adversaire avant que les choses ne commencent. Le goût vicié dans l'air, et le désir de faire couler le sang... Mais cette fois, pas d'arbitres, et les règles sont différentes. Allez mon grand, crache ta tentative de chantage...

— Un service ? Vous pensez... (grand sourire) Vous pensez que je vous demande un service ? Vous ne pouvez pas être sérieux, Monsieur Diaz, s'il vous plaît, reprenez-vous car vraiment vous pourriez me faire pitié si je ne vous connaissez pas aussi bien que ce que je vous connais. (un silence, Rasgado sent qu'il s'approche d'une limite qu'il se refuse de franchir néanmoins). Bon. Nous partons sur de Mauvaises Bases. Oh, vous savez, les Mauvaises Bases ne m'effraient pas. Un homme comme vous doit bien savoir que le monde est plein d'un terrible Désordre et qu'il faut réussir à réorganiser un peu le chaos si on ne veut pas sombrer.

Comme s'il redevenait sérieux d'un coup, comme si, avant, tout ce qu'il avait dit avait été dit sur le ton d'une blague très sombre, Rasgado reprend :

Il ne s'agit pas d'un service Monsieur Diaz. Je viens vous voir car j'administre cette Section et que je suis en Mission ici et qu'il s'agit d'une guerre. Vous avez été "rendre visite" à l'Ennemi et vous continuez à vouloir "vous moquer". Sachez que je peux, en un geste, vous faire arrêter. Que vouliez-vous à Luna Carballar-Murillo et surtout comment avez-vous fait pour vous rendre là-bas aussi facilement ? Cette dernière information, surtout, pourrait changer votre sort.

Sa moue fière et tyrannique le rend encore plus nauséabond. Chaque minute qu'il passe ici, dressé au milieu de mon salon, contamine toujours plus mon appartement. Entre le chaos revendiqué par les gens comme Luna, et l'ordre brandit par ce type, il n'existe aucune différence, même s'ils sont opposés. L'ombre de l'oppression plane sur cette ville, et encore plus au dessus de cet immeuble. Ils sont tous tellement convaincus d'apporter LA solution...

Je ne cache même plus mon dégoût pour ce type, qui pense pouvoir jouer au daron avec moi. S'il me connait si bien, il sait que dans ma branche de métier, on tient sa langue face aux larbins du gouvernement. Ou des gouvernements, quand ça se chamaille au milieu des innocents. J'en ai assez de me faire menacer par un type pareil...

— Rendre visite à l'ennemi ? Pourtant, n'est-ce pas l'ennemi qui me rend visite, actuellement, dans mon appartement ? Ce jeu ne prend pas avec moi. Tous les gens que je croise ont quelque chose contre moi. L'ennemi ? Vous devriez pourtant savoir que je suis l'ennemi de tout le monde. Vous me connaissez mal, et vous êtes tombé sur la mauvaise personne. 

Il ne bouge pas d'un poil. Ses traits absorbent mon discours à l'extérieur, mais à l'intérieur, cet officier est prêt à exploser. Sa discipline militaire le sauve tout juste de l'hystérie qu'il doit ressentir, à chaque fois qu'on lui dit non. Un gros mot, bien sale pour une ordure dans son genre... En me calant contre le mur, je croise mes bras avant de reprendre.

— Je pourrais vous dire que je suis passé par le toit, par la fenêtre, sous le nez de vos deux cassos' de soldats postés ici qui tirent au flanc je ne sais où. Peu importe, vous vous en foutez royalement. Vous désirez un moyen de pression contre moi ? Vous en avez déjà un. Pourquoi me menacer d'une sentence pour avoir effectivement bravé le confinement, si vous ne l'appliquez pas ?

La tension vibre dans l'air, à deux doigts que l'orage claque. Je décroise mes bras calmement en reprenant ma position initiale. Il ne faudrait pas avoir les mains prises si ça pète.

— Je n'ai aucun ennemi. Je suis simplement la cible facile et privilégié du monde qui m'entoure. Allez, à vous de voir, la balle est dans votre camp...

Le désignant du menton dans ma dernière phrase, je le vois décroiser les bras à son tour. C'est le round final on dirait...

— Monsieur Diaz, dois-je vous considérer comme un parfait imbécile ou comme autre chose ? Non seulement vous avez été vu devant le QG de Luna Carballar-Murillo, mais encore chez elle, dans son bureau. Comprenez-vous ce que cela signifie pour vous ? Je vous offre la possibilité de collaborer et d'aider Juan Sebastián Feijoo à Redonner de l'Ordre à cette ville. Je vous offre la possibilité de ne plus être ce petit pantin minable que vous avez sans doute été toute votre vie, mais à donner à votre vie, enfin, l'assise et le cours qui lui convient. Je vais vous laisser quelques jours pour y réfléchir : vous savez où je me trouve. N'essayez pas de fuir ou de me trahir d'une manière ou d'une autre ; vos tentatives se solderont par de parfaits échecs et quand bien même, sachez que je vais prendre des mesures pour que, s'il m'arrive quelque chose, il vous arrive aussi quelque chose à vous... et aussi à cette... comment s'appelait-elle déjà ? Esperanza Reyes n'est-ce pas ? Enfin, vous la connaissez peut-être sous un autre nom, je ne sais pas. Bref, disons que je vous laisse jusqu'à mardi ? Cela vous va ? Vous me dites ce que vous faisiez avec Luna Carballar-Murillo, vous me dites comment vous avez fait pour rejoindre son QG à partir d'ici et vous me donnez deux ou trois stratégies pour l'atteindre et nous serons bons amis...

Avant de sortir de la pièce il ajoute :

Ah oui, j'allais oublier ! Savez-vous qu'elle n'a plus été vu depuis plusieurs jours ? Luna Carballar-Murillo ? C'est étonnant non ? Juste après votre visite : disparue. Je me demande où elle peut être... pas vous ?

Il claque la porte.

C'est Esperanza...

Ah sa mère la pute ! Mes dents manquent d'exploser sous les pulsations dans ma main droite. Ce hurlement intérieur devient trop familier. Remuant mes doigts, j'accentue la douleur pour m'y plonger au complet. Mon membre blessé commence à rougir et gonfler, et du liquide rouge coule de mes phalanges. Relevant mon regard vers la droite de ma porte, je contemple le trou que je viens de creuser avec mon poing, juste après le départ de cet enfoiré.

J'ignore comment j'ai fait pour invoquer la discipline nécessaire, et ne pas l'écraser sur sa gueule à l'instant où il a prononcé ce nom. Si je n'avais pas su qu'Esperanza comptait joindre son géniteur et la milice... Rasgado est à côté de la plaque. Il ignore qu'il vient d'échapper à la mort grâce à la femme dont il a invoqué le nom pour me faire dégoupiller. Il faut que je me calme...

Je me dirige vers ma salle de bain pour passer ma main sous l'eau, et je vais poser de la glace ensuite.

Un sourire nait sur mon visage face aux douces secousses contre ma porte. Je n'ai pas besoin de vérifier de qui il s'agit, les battements de mon cœur s'en assurent à ma place. Je grimace à peine en retirant la chaise avec ma main bandée, songeant déjà à la suite. J'ouvre ma porte sur un soleil illuminant mon corps entier. Répondant à son sourire attendrissant, Esperanza entre sans un mot pour se coller contre moi. Mes bras qui l'entourent m'empêchent de refermer ma porte, mais je m'en fiche. Elle est revenue et passée me voir, comme convenu. Je savoure la senteur fleurie dans ses cheveux, et me décolle légèrement d'elle. Ma porte enfin fermée, je la laisse respirer un instant pour qu'elle me parle.

Lorsque je me détache de Diaz, je remarque sa main bandée, main qui était intacte la dernière fois qu'on s'est vu. Qu'est-ce qu'il s'est fait pour devoir la bander à ce point ? Le bandage est même un peu rouge... Je le regarde et me rends compte qu'il n'a pas l'air d'avoir trop envie d'en parler. Je me décide à ne rien dire, je lui prends juste sa main d'un geste délicat pour lui signifier qu'il pourra en parler quand il voudra. Je songe qu'il a bien besoin de quelqu'un pour s'occuper de lui, en matière de soin. J'ai pris du désinfectant dans mon sac, et je dois avoir du bandage propre, je vais le changer juste après lui avoir parlé et juste avant que l'on parte. Je n'ai pas l'impression qu'il sache qu'une blessure comme il semble avoir pourrait s'infecter et que, logiquement, en temps normal, il aurait dû aller à l'hôpital...

Je reste debout devant lui pour lui parler. Je préfère, ça ira plus vite... au risque que l'on se retrouve dans le lit. Pas que ça me dérangerait, mais nous n'avons pas de temps à perdre.
- Diaz, tu m'accompagnes jusque chez lui, d'accord ? Tu n'as aucun risque à ce moment-là, moi non plus. Tu me suis, je connais le chemin, malheureusement que trop bien. Mais une fois arrivé, j'espère que tu peux comprendre que tu pourras difficilement venir aussi chez lui... Il est de la milice. S'il te voit, et apprend que tu es dans l'immeuble, il va juste te faire arrêter et tout mon plan va tomber à l'eau... Parce qu'il ne voudra pas que je soit la  meuf d'un mec ennemi de la milice, tu comprends ? Donc... Je crois que je n'ai pas d'autres choix que de te dire qu'il va falloir que tu restes dehors, et un peu plus loin de sa rue, pour ne pas qu'il te voit. On se quittera quelques rues avant et on se retrouvera quelques rues plus loin aussi.

A moins que tu n’ai une autre idée, qui te ferais rentrer chez mon père mais... ce sera alors risqué. Très risqué. Même si j'aimerais bien que tu m'accompagnes jusqu'au bout... J'ai un peu peur quand même... Mais je veux le faire donc j'irai le plus loin possible Diaz. Et je voudrais le faire avec toi si tu es d'accord.

Je sais que je ne devrais pas m'en réjouir, mais la voir aussi hésitante que résolue dans le même temps m'apaise. J'ai conscience de la pression posée sur ces épaules que je brûle d'envie de caresser, mais j'ai tout prévu. Plongeant ma main dans ma poche arrière, j'en sors un second prépayé, avec mes coordonnées dessus. Je lui tends au moment de répondre.

— C'est un téléphone prépayé, tout ce qu'il y a de plus simple. Appel et SMS. J'ai enregistré mon numéro dessus, en composition rapide. Au moindre souci avec lui, tu appuis sur ce bouton, là, et ça va m'appeler. Je guetterai le mien depuis l'extérieur, et je débarquerai avant qu'il ne soit trop tard.

Son regard passe de mon visage jusqu'au téléphone, réalisant peu à peu.

— Oui, je ferais comme tu me le demandes. À cette condition que tu me préviennes à distance de cette manière. Je sais que tu sais prendre soin de toi, c'est juste au cas où.

Son sourire éclatant alimente le mien, et la chaleur qui se diffuse dans ma poitrine. Son attention dégringole sur mon membre bandé qu'elle tient de ses deux mains, et ses sourcils se froncent. Malgré la douleur de sa palpation, je contemple les doigts fins d'Esperanza manipuler ma main blessée. Son toucher délicat propage une chaleur attendrissante. Tout en fouillant dans son sac, la mélodie de sa voix dictant son ordonnance berce mes tympans.

— Tu ne peux pas laisser ta main dans cet état avant de partir. Il faut soigner ça.

Je m'incline, et deviens esclave de sa volonté bienveillante. Tandis qu'elle se passe les mains sous l'eau, elle me demande me poser sur mon lit. Mes blessures piquent lorsqu'elle retire mon bandage, mais je préfère me laisser porter par ces eaux calmes plutôt que de rompre le silence. "Ça risque de faire un peu mal", me prévient-elle en m'entourant de toute sa chaleur.

Esperanza passe un bout de coton imbibé sur mes phalanges. Mes nerfs font circuler l'information, mais la sensation est tout autre. Elle termine son ouvrage et me bande la main mieux que n'importe qui. Sa seule présence illumine mon appartement, et son éclat s'intensifie lorsqu'elle retrouve mon regard. Poursuivant ses mouvements, ses yeux s'assurent que je supporte la douleur, me poussant à lui répondre.

— Ça pique un peu...

Esperanza plisse légèrement les yeux tant ma réponse la convainc peu.

— Tu n’as pas besoin de jouer les durs. 

Un léger rire s'échappe de ma gorge. Esperanza sourit poliment, même si elle ne trouve pas ça drôle. Ça ne l'est pas. Mais sa douceur prend une nouvelle dimension avec ce commentaire.

— J'ai passé des années dans le monde des arts martiaux. Ce genre de douleur devient une habitude.

— Tu dis ça, mais ta main n’en a rien à faire on dirait…

Cette fois, nous rions ensemble. Le trait d'esprit, lâché d'un sourire espiègle, est intentionnel à travers la remontrance. Une fois le bandage terminé, elle approche son visage de ma main pour y déposer un baiser. Je sens la chaleur réconfortante se diffuser dans mon membre blessé. Bien strapé, et suffisamment mobile pour ne pas être handicapé. Mais je reste prisonnier de son regard qui jette un voile trouble sur mon environnement. Cet instant suspendu...

Recoiffant mes cheveux vers l'arrière, je racle ma gorge pour repasser sur la suite.

— Je... Merci, ça ira mieux maintenant. On peut y aller quand tu veux Espé.

Incontrôlée, la contraction de son prénom est sortie d'elle-même. On se sourit comme des idiots, sans un mot, mais prêt à se mettre en route.

L'esprit d'un chat passe brièvement devant la porte.

Il ne peut pas s'arrêter car il suit sa maîtresse, mais il a le sentiment que c'était un endroit terriblement important.