Impossible de ne pas parler d’eux. Les soustraire reviendrait à vous leurrer, à me leurrer. C’est pourquoi si je dois faire preuve d’honnêteté, je commencerai par eux.
Elle précisément. Qui n’a pas eu de sucre et de chaleur dans ses premières années, si j’en crois ce qu’a bien voulu me dire son frère, mon oncle, enfin cet homme dont l’humeur me fascinait jusqu’à son lit de mort. Il y a dans le souvenir des traumatisés des images muées en spectres, lueurs aveuglantes qui dérationalisent le moindre fait. Dans les yeux d’Emil a toujours brillé l’envie de posséder sa sœur. Pas son corps mais son âme, ce bijou qui lui a très vite donné des grandes vérités à un âge où l’on cultive en batterie les mensonges futiles, surtout quand le quotidien est coloré d’hématomes. C’est à croire qu’elle a choisi son prénom car je l’appris plus tard, dans Véra il y a cette idée de pureté des idées, de foi, de vérité.
Mon oncle, lui, était un homme bruyant.
Du genre qu’on évite même si l’on est un courageux, voire téméraire. S’il y avait un arbre dont les fruits sont des ennuis, Emil en serait la graine. Je n’ai jamais entendu quelque chose de bien sur lui. Pourtant ma mère l’adorait. Ce pu-t-il que dans ses excès se nichent les facettes les plus obscures de Véra ? étaient-ils une sorte de jumeaux inversés ? lui est sorti en premier cinq hivers avant elle. Elle a pourtant toujours joué l’ainée. Allez calmer les ardeurs belliqueuses d’un gaillard qui vous domine de quarante centimètres ! Sont-ils sortis du même ventre ces deux créatures contraires ? maman était petite, enfin pas très grande, je lui prends sept centimètres environ. Tiens, c’est drôle, car ce chiffre, sept, revient dans ma généalogie comme un refrain dans une mélodie. Sept ans quand Véra est partie de chez elle, sept jours après Emil l’a retrouvée et protégée des années d’un père mauvais. Ce type épouvantable qui généalogiquement reste mon grand-père, était un mec affreux. Peut-on retirer le titre ? députés ! sénateurs ! il faut légiférer sur la perte du titre des parents qui se sont mal comportés ! car nous, leurs mauvais fruits, supportons cette ascendance toute notre vie. Mais pas Véra. Puisqu’en partant, même sept petits jours, elle a aussi changé de vie. elle a compris que l’on peut détacher son affection de ceux qui nous nourrissent comme l’on retire un pansement sur une plaie à vif : on a peur, ça fait mal, mais on y survit.
Chaque fois que j’y pense, je dois me pincer pour m’assurer que le chaos est concret dans la folle aventure de ma mère, elle qui, par ses fugues à répétition, a littéralement choisi sa famille. Immigrés bulgares, ses parents se sont présentés à l’hôtel de Bourvallais des décennies avant la chute de l’empire soviétique. Todor Živkov, eux c’était pas trop leur affaire : dans la famille on a toujours aimé l’alcool et la musique. Mon grand-père plus que les autres à Sozopol il faut croire, car d’ouvrier à la fonderie comme son père et le père de son père et sans doute d’autres pères avant eux aussi, il est assez vite devenu saltimbanque cultivant depuis son plus jeune âge souplesse et art de l’amusement, si j’en juge de ma vocation première, circassienne, et de mes fesses rebondies : ce gène là se transmet aussi bien chez nous que la syphilis aux napolitaines quand nos fières troupes françaises débarquèrent en Italie. Mais c’est remonter plus de cinq siècles en arrière l’histoire qui précède la mienne alors je fais un bond rapide dans le présent pour ne pas vous perdre et surtout garder en tête l’objectif de ce topic.
Véra était ma mère, Emil son frère, la figure antépaternelle que j’aie eue pour me construire en tant que femme doublement orpheline. Mon oncle était un homme immense, le corps taillé dans le roc et les bouteilles, pas étonnant qu’il soit mort dans une rixe. Je garde de lui le souvenir d’un ami imaginaire car rien dans ses apparitions n’aura eu un semblant de réalité. Ma mère l’aimait beaucoup. Je sais, je me répète, mais mon histoire a tout d’une litanie. D’abord une mère vagabonde, immiscée dans les affaires de gitans qui squattaient le terrain vague voisin de la maison des grands-parents à Marly. Et oui, mon grand-père dans la grande escroquerie qu’a été sa vie a tout de même réussi à loger sa tribu dans une commune chic en assurant le gardiennage du terrain de rugby. Une communauté de « gens du voyage » s’est posée là illégalement et maman, séduite par l’idée de faire de son chemin dans la vie une piste d’envol permanente, a sauté dans une caravane à l’âge où les petites filles mâchouillent l’oreille de leur peluche devant un Disney. Qu’elle ait réussie à se faire adopter par des gens sans domicile fixe ni papier n’est finalement pas un hasard : citoyenne du monde, que l’on dit.
Véra était plus que ma mère, elle est la personnification du rêve. Sauf qu’elle n’a jamais eu de sable dans ses mains mais un sacré toupet et les plus beaux yeux du monde, forcément verts, qu’elle m’a légués. Pas étonnant qu’Emil en était dingue : maman était une très belle femme. S’il m’en restait une photo je la mettrai sans pudeur ici.
(…) ← ceci est un roman sur le sort de ces photos.
Évidemment, Véra sans Lui n’aurait jamais donné Moi alors faut bien que j’en parle aussi. Mon géniteur
Mais je ne l’appellerai pas comme on s’attendrait logiquement que le fasse. Lui est vivant aux dernières nouvelles, il serait à Bréhat, j’y ai été quand j’étais toute petite.
Je me suis posé la question. J’ai dépouillé le vice de tous ses charmes pour le réduire à ce qu’il doit l’être vraiment : une pathologie.
En dépit de la quête originelle de ma mère à découvrir tous les secrets du monde, en dépit de sa beauté slave, ses formes généreuses (pourquoi ma mère avait la plus belle poitrine du monde tandis que je suis plate ?) et ses yeux émeraude, IL a toujours convoité les autres. Toutes les autres. Sans blague, il doit être la matière organique du féminisme car il voit dans chacune une beauté qui le sidère au point d’en faire une conquête légitime.
Il aurait trompé ma mère chaque minute si le temps était extensible. Qu’est-ce qui pousse un homme à voler la pudeur d’une femme ? sont-ils des Napoléon du cœur ?ou s’agit-il d’une vengeance contre la versatilité géographique de ma mère ? trouvait-il là compensation aux absences chroniques de Véra aux quatre coins du monde ?
Aujourd’hui j’ai bientôt vingt-cinq ans et je traîne un demi-siècle de questions. Mais j’en étais à Lui, revenons-y.
Je n’aime pas l’idée que les couples se créent sur la séduction. Il y a plus grand que cela derrière le coup de foudre. Une force irrépressible, le sentiment que le destin se révèle. Maman aussi je pense car ce n’est pas le beau brun sorti avec mention d’Assas qui l’a attirée. Il a aussi cette folie. Cette idée que rien en nous ne doit lutter contre une forme irréductible de vérité. Sa vérité à Véra était de souffrir de ses errements à lui. Je donnerai un bras tout entier pour revivre leur rencontre. Maman suivait l’un de ses gars à l’épaule éternellement lestée d’une guitare en Andalousie. C’est comme ça qu’elle voyageait, avec ceux pour qui la destination est la route. Lui errait à Malaga, certainement en pantalon à pince en lin froissé, chemise blanche ouverte, saoul et le torse griffé d’une furie andalouse fraichement plaquée : il « soufflait ». Après ses examens de droit, ses parents lui ont payé des vacances dans le sud de l’Espagne et chaussé de ses Weston une chevalière en or hérité de sa grand-mère, celle que je porte à l’annulaire quand j’ai envie de me faire du mal, son esprit embrumé d’alcool a buté sur les nippes de Véra et son gars du moment, pieds nus le corps sale assise sur la pierre nocturne de Calle Larios. La suite n’appartient qu’à eux, elle n’a jamais voulu m’en dire plus. Les infidélités m’ont été rapportées par une foule de gens malveillants, mais pas par eux.
Je lui en veux, porte en moi la haine viscérale de la femme trompée. J’offre ainsi le privilège à ma mère de le haïr par procuration. Ça et une certaine absence, lui qui ne m’aura jamais offert d’autre qu’un amour affecté, comme s’il jouait toute sa vie un rôle. Je lui rappelle trop ma mère je pense. Je suis sûre qu’il l’aimait quand il découchait, je l’imagine passionné et lâche : un homme, dans toute sa splendeur futile.
J’ai vengé ma mère. Avant mes dix-neuf ans, j’ai commis une folie. En cela j’ai perpétué l’obsession familiale d’aller au bout de ses désirs. Le mien était un homme qui a bien des égards a joué le rôle de père, sauf que j’ai couché avec lui. Je le dis sans honte parce que j’ai très vite su que dans la vie y’a les pragmatiques et les passionnés et que jusqu’à mon dernier souffle je veux être rangée chez les seconds.
Mon histoire avec cet homme a pour avantage d’avoir un début et une fin et ce n’était pas mon idée que de la conter ici, même si la Floride me manque, car dans quatre jours c’est mon anniversaire.
On s’en doute, je n’ai pas été une enfant facile. J’ai pourtant réussi à mener un bac et m’inscrire en droit, comme Qui vous savez. J’y ai rencontré des gens que j’oublie, et c’est sans diplôme aucun que j’en suis sortie. Il y a dans les petites rues derrière l’Église Saint Geneviève des bars où les vies se dessinent entre deux verres. La mienne est tracée au fusain gras, un peu trop gras si j’en crois mon frère, car j’ai un frère, mais c’est une autre histoire. Il y a tellement d’histoires dans ma vie que les écrire reviendrait à refuser de vivre les années à venir. Je n’écris pas. Je lis beaucoup parce que Mon Homme a choisi de vivre loin de tout. C’est tout juste si la connexion internet n’est pas notre luxe ultime. Il est à rebours de ma famille et en cela ma pause dans la vie. nous nous connaissons depuis un an, je l’ai rencontré lors d’un voyage en Irlande et depuis une nuit glaciale sur une ile un mois de février, nous ne nous quittons plus. Rien n’a voir avec mon géniteur, mon grand-père ou mon oncle : un homme gentil.
Il a roulé sa bille dans l’informatique. A travaillé avec une chemise blanche chez des américains qui ont choisi de diriger le monde et en est revenu. C’est lui qui m’a montré comment cracker votre site et je dois dire que j’en ai tellement appris que j’ai un peu honte, comme si Prométhée m’avait filé le feu et que loin de me brûler les mains, il me chatouille. Je sens qu’il y a de la douleur ici et des non-dits, des douceurs et des attentes qu’il est bon d’entretenir. Pour ma part je suis spectatrice de cet univers virtuel où des élans bien réels rebondissent. Je suis venue me présenter parce que dans quatre jours j’entre dans une nouvelle partie de mon siècle personnel, mais à part ça le jour devrait être comme les autres depuis qu’on s’est installés ici, loin de Paris, d’Orlando, de Galway, loin de Bulgarie aussi, on élève des brebis. Y’en a deux qui me regardent là. Véra et Emil sont deux brebis qui méritent que je les sorte, ce matin elles ont beaucoup donné et moi j’ai l’impression que ma nouvelle vie est une étape, comme mon passage ici, aujourd’hui éleveuse, demain guide touristique, j’ai vingt cinq ans, aucun tatouage mais ma peau porte mille vies, je veux les garder en moi mais aussi m’émanciper, Liam parle de bébés. Faudrait que j’arrête de regarder en arrière, lever le menton laver mes mains jeter mon vieux PC portable tout pourri et faire l’amour avec mon homme, conjurer tous ces morts qui refusent de me laisser tranquille. Bordel je suis ce qu’on peut raisonnablement appeler une femme jeune, jolie, écrire serait me lier encore plus à eux, me ferrer à une histoire qui m’empoisonne tant que j’y pense, laisser libre cours à mes yeux grands ouverts sur la vie, une autre vie. pardon. Je mettrai mon numéro de sécu si je j’en ai pas dit assez, si vous passez par le sud, faites moi signe, Liam est accueillant, je suis un brin farouche mais pas méchante, en tout cas j’aime à le penser.
Dernière édition par unknown le Mar 13 Juin 2023 - 20:13, édité 1 fois