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 La traduction

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plouf
   
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plouf  /  Crime et boniment


Je me permets d’ouvrir ce sujet pour traiter plus largement de la question de la traduction que ne le fait celui « faut-il tout traduire », notamment en vous proposant ce texte de Sapir qui sous-entend l’existence d’une littérature qui pourrait parfois allait au-delà de la restriction de la langue (pour celle d’une pensée dont le sens serait assez universel pour aller au-delà de ses symboles). Ce que je me suis souvent surpris à penser par exemple en lisant de la poésie traduite (la poésie en vers libre), puisque jamais au cours d´une lecture je n’ai eu la sensation de lire quelque chose qui aurait été diminué ou qui se serrait retrouvé incomplet. Comme si en effet il s’était dit ce quelque chose de commun à chaque mystère et chaque cœur.

PS : j’ai mis le texte en entier parce qu’ il n’est pas si long que ça et super cool


« Les langages sont pour nous plus que de simples systèmes de communication de la pensée; ils sont comme des vêtements invisibles qui entourent notre pensée et donnent une forme précise à sa représentation symbolique. Lorsque cette représentation prend une forme plus finement expressive que de coutume, nous l'appelons littérature 1. L'art est une expression si personnelle qu'il ne nous plaît pas de le considérer comme tributaire d'une forme déterminée par avance quelle qu'elle soit. Les possibilités de l'expression individuelle sont infinies. Le langage est un moyen d'expression particulièrement souple, et même le plus souple de tous. Cependant, que ce soit en art ou en littérature, la liberté d'expression connaît des bornes, constituées par la matière qui traduit l'expression. L'art supérieur a l'illusion d'une liberté absolue, et les restrictions qu'impose la matière (la peinture, le crayon, le marbre, les touches du piano, etc.) ne lui sont pas sensibles; c'est comme une marge illimitée qui existe entre ce que l'artiste demande à la matière, et ce que la matière est par elle-même capable de donner. L'artiste s'est par avance intuitivement soumis à la tyrannie inévitable de cette substance insensible et s'est efforcé d'en accorder les exigences avec son génie 2. La matière ne compte pas, justement parce que la conception de l'artiste ne suppose pas un autre moyen d'expression. A ce moment, l'artiste s'identifie à son instrument, nous entraînant à sa suite, et devient inconscient des difficultés qu'il a à surmonter. Cependant, dès qu'il veut outrepasser les possibilités de son moyen d'expression, nous comprenons soudain que la matière exige l'obéissance.

Le langage est le moyen d'expression de la littérature, au même titre que le marbre, le bronze ou la glaise sont les matériaux du sculpteur. Puisque chaque langue a ses particularités distinctives, les possibilités et les restrictions inhérentes à une littérature donnée ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles d'une autre. La littérature façonnée par le moule d'un langage en a la couleur et la composition; l'écrivain peut ne jamais se douter de ce que ce moule lui apporte, soit en le gênant, soit en l'aidant, ou même en le guidant, mais, lorsqu'il s'agit de traduire son oeuvre en une autre langue, la nature du moule original se manifeste aussitôt; tout ce qu'il a écrit, il l'a fait en s'inspirant sciemment ou intuitivement du génie de sa propre langue, et ces réalisations ne pourront être transformées sans perte ou sans modifications dans une autre forme linguistique. Croce 1 a donc parfaitement raison de dire qu'une oeuvre littéraire ne peut jamais être traduite. Cependant on traduit les oeuvres littéraires et parfois avec une exactitude surprenante. Cela soulève une question délicate : n'y a-t-il pas dans l'art littéraire deux plans distincts étroitement entremêlés; un art généralisé non tributaire de l'expression linguistique, qui peut donc être reporté sans rien perdre dans une langue étrangère, et un art spécifiquement linguistique qui ne peut pas se transférer 2. Je crois que cette distinction est tout à fait valable, quoique dans la pratique nous ne trouvions jamais ces deux plans bien définis. La littérature se sert du langage comme moyen d'expression, et ce moyen comporte deux aspects : le contenu latent de tout langage (c'est-à-dire le produit intuitif de notre expérience) et les traits extérieurs caractéristiques d'un langage donné (c'est-à-dire la façon particulière dont se traduit notre expérience). La littérature qui tire sa substance principalement (jamais entièrement) du premier aspect, par exemple une pièce de Shakespeare, peut être traduite sans trop perdre de son caractère ; mais l’œuvre qui se rattache au deuxième aspect, par exemple une poésie de Swinburne, est à peu près intraduisible. Les deux types d'expression peuvent être, l'une comme l'autre, de grande valeur, ou bien médiocres.

Il n'y a vraiment rien de mystérieux dans cette distinction ; pourtant, elle peut être rendue plus claire si nous comparons la littérature à la science : une vérité scientifique est impersonnelle et n'est pas affectée dans son essence par le moyen linguistique particulier qui l'exprime ; elle a autant de portée en chinois 3 qu'en anglais ; mais il lui faut s'exprimer, et s'exprimer linguistiquement. En réalité la conception d'une vérité scientifique se fait par un processus linguistique, puisque la pensée n'est autre ne le langage dépouillé de son enveloppe extérieure. Le moyen d'expression approprié d'un énoncé scientifique est donc un langage généralisé et symbolique dont toutes les langues connues sont des traductions. On peut traduire très exactement la littérature scientifique parce que l'expression scientifique initiale est elle-même une traduction de symboles. L'expression littéraire est personnelle et concrète, mais cela ne signifie pas qu'elle soit entièrement tributaire des qualités d'une langue. Un sens symbolique très profond, par exemple, ne dépend pas des associations verbales d'un langage, mais est solidement fondé sur la base intuitive qui double toute expression linguistique. L'intuition de l'artiste, pour se servir des termes de Croce, est façonnée par une expérience humaine généralisée (pensée et sentiment) dont son expérience individuelle est une ramification choisie. A ce niveau, les idées ne sont plus retenues par l'enveloppe linguistique, leur élan est libre et n'est plus alourdi par les formes traditionnelles du langage artistique. Certains artistes, dont l'inspiration se meut surtout dans le plan non linguistique (ou plutôt dans un plan de langage généralisé), éprouvent même une certaine difficulté à s'exprimer dans les termes rigides de leur idiome normal. On sent qu'ils tendent inconsciemment vers un langage artistique généralisé, une algèbre littéraire, qui se relie à l'ensemble de tous les langages connus ; de même, un symbolisme mathématique parfait se relie à tous les divers énoncés mathématiques que la parole normale peut traduire. Parfois, l'effort se fait sentir dans leur expression littéraire, qui semble par moment être la traduction d'un original inconnu : et c'est précisément ce qu'elle est. Ces artistes, les Whitman et les Browning, s'imposent à nous, plutôt par l'intensité de leur pensée que par la perfection de leur art ; leur échec relatif nous dévoile clairement dans la littérature la présence rayonnante d'un moyen d'expression, plus étendu, plus intuitif que ne l'est aucun langage particulier.

Néanmoins, l'expression humaine étant ce qu'elle est, les plus grands (ou peut-être pourrions-nous dire les plus satisfaisants) d'entre les écrivains, les Shakespeare et les Heine, sont ceux qui ont subconsciemment pu accorder leur intuition profonde avec les accents plus simples du parler quotidien. Chez eux, pas d'apparence d'effort. Leur intuition personnelle a l'aspect extérieur d'une synthèse parfaite entre l'art intuitif absolu et l'art inné, spécialisé, de l'expression linguistique. Dans le cas de Heine, par exemple, on a l'illusion que l'univers entier s'exprime en allemand, c'est ainsi que la « matière » qui sert à l'expression disparaît.

Chaque langage est en lui-même un art collectif d'expression. Il recèle une série particulière de facteurs esthétiques : facteurs phonétique, rythmique, symbolique, morphologique, qu'il ne partage pas avec un autre mode d'expression artistique. Ces facteurs peuvent, pu bien confondre leur action avec celle de ce langage inconnu et idéal, auquel j'ai fait allusion (telle est la méthode de Shakespeare et de Heine) ; ou bien tisser une trame artistique bien à eux, avec une technique personnelle, qui est l'art inné de s'exprimer linguistiquement, mais perfectionné et intensifié (ce dernier type, le plus techniquement littéraire, est l'art de Swinburne et d'une foule de poètes secondaires, art trop fragile pour résister, étant fait de matière spiritualisée, et non de pensée forte). Les succès d'un Swinburne ont autant de valeur au point de vue témoignage que les demi échecs d'un Browning; ils montrent à quel point l'art littéraire peut s'appuyer sur l'art collectif du langage. Les techniciens les plus raffinés de l'expression linguistique peuvent exagérer l'individualisme de leur art au point de le rendre presque insupportable ; il n'est pas toujours agréable de voir des réalités bien vivantes pétrifiées en des termes d'une préciosité guindée.

Un artiste doit utiliser les ressources esthétiques de son parler natal; il peut se féliciter si sa palette est bien fournie de couleurs variées, si l'instrument est souple à manier; mais il n'a pas un mérite spécial à se servir de termes heureux qui sont l'apanage de sa langue; il faut prendre un langage tel qu'il est, avec ses qualités et ses défauts, et voir comment l'artiste l'utilisera. Une cathédrale bâtie en plaine est plus haute qu'un bâton sur le Mont-Blanc, en d'autres termes, il ne faut pas que nous admirions un sonnet français parce que les voyelles en sont plus sonores que les anglaises, ou que nous condamnions la prose de Nietzsche parce qu'elle offre des combinaisons de consonnes effarantes pour un Anglais; fonder ainsi un jugement littéraire serait l'équivalent d'aimer « Tristan et Iseult » parce qu'on aime le timbre du cor. Il y a bien des choses qu'un langage peut exprimer à la perfection et qu'un autre sera incapable de traduire il y a d'ailleurs souvent des compensations : la sonorité des voyelles anglaises est pauvre si on la compare à celle des voyelles françaises, mais l'anglais se rattrape par des rythmes plus vifs. Il est même douteux que la sonorité innée d'un système phonétique soit d'une importance aussi grande, comme facteur esthétique, que les contrastes entre les sons, ou leur similitude, qui forment toute une gamme. Tant que l'artiste a de quoi composer ses phrases sonores et cadencées, il importe peu de savoir quelles sont les qualités de la matière sur laquelle il travaille.
La trame phonétique d'un langage, cependant, est seulement l'un des traits qui influencent la littérature, les particularités morphologiques sont beaucoup plus importantes. La qualité du style sera affectée par diverses caractéristiques : si le langage peut ou ne peut pas créer de mots composés, si sa structure est synthétique ou analytique, si l'ordre des mots dans les phrases est très libre ou s'il est très rigoureux. Les caractéristiques les plus fortes du style (si par style on entend la technique qui choisit et qui place les mots) sont fournies par le langage lui-même, et cela fatalement. De même, l'effet acoustique des vers est dû aux sons et aux diverses accentuations d'une langue. Ces contingences inévitables ne sont pas ressenties par l'artiste comme des restrictions à l'individualité de son oeuvre; elles l'entraînent plutôt à modeler son style pour mieux suivre les tendances du langage; il n'est pas du tout vraisemblable qu'un style véritablement grand puisse entrer en conflit avec le système de formes d'un langage ; non seulement le style se les assimile, mais encore il les utilise pour des constructions nouvelles; le mérite d'un style tel que celui de W. H. Hudson ou de George Moore 1 consiste à faire avec aisance et harmonie ce que le langage essaie perpétuellement de faire lui-même. La manière de Carlyle, pour personnelle et vigoureuse qu'elle soit, n'est pas du style : c'est une affectation qui trahit l'influence germanique. Et la prose de Milton et de ses contemporains n'est pas non plus purement anglaise: c'est presque du latin rendu en splendides expressions anglaises.

Il est étrange de voir le temps mis par les littératures européennes pour se rendre compte que le style n'est pas une chose absolue, une chose qui est imposée au langage d'après des modèles grecs ou latins, mais le langage lui-même, suivant ses voies naturelles, et gardant juste assez d'accent individuel pour permettre à la personnalité de l'artiste de se faire sentir artistiquement et non par des prodiges d'adaptation. Nous saisissons mieux à présent que certaines qualités d'une langue donnée prennent figure de défauts odieux dans une autre langue. Le latin et l'esquimau, avec leurs formes infléchies et complexes, se prêtent à d'amples périodes stylistiques qui seraient fastidieuses en anglais. L'anglais permet, et même demande, un certain relâchement qui serait insipide en chinois; et le chinois, avec ses mots invariables et son ordre rigide des phrases, possède une densité d'expression, une concision dans les comparaisons, et une sobre puissance d'évocation, qui seraient trop incisives, trop mathématiques pour le génie anglais. Si nous ne pouvons pas nous assimiler les riches périodes latines, ni le style pointilliste du chinois classique, nous pouvons au moins pénétrer avec sympathie l'esprit de ces techniques étrangères.
Je crois que tout poète anglais contemporain serait heureux de posséder la concision qu'un versificateur chinois réalise sans effort. En voici un exemple

Wu river 2 stream mouth evening sun sink
North took Liao-Tung 3, not see home;
Steam whistle several noise, sky-earth boundles
Float float one reed out Middle-Kingdom.

Ces 28 syllabes peuvent s'interpréter assez maladroitement ainsi : « A l'embouchure du fleuve Yangtsé, au moment où le soleil va disparaître, je regarde au nord vers Liao-Tung, mais je ne vois pas ma maison. La sirène à vapeur lance plusieurs fois son appel strident vers l'espace sans bornes où se rencontrent le ciel et l'eau. Et le bateau, flottant doucement sur l'eau comme un roseau creusé, quitte l'Empire du Milieu 4. »

Mais n'envions pas exagérément la concision chinoise; notre mode d'expression, plus diffus, a ses beautés particulières, et la richesse luxuriante du style latin est digne d'admiration. Le style idéal naturel a presque autant d'incarnations qu'il y a de langues, la plupart de ces incarnations sont en puissance, attendant la main créatrice d'un artiste qui peut-être ne viendra jamais; et cependant, ce qui nous est parvenu en matière de tradition littéraire ou de chant comporte bien des passages empreints d'une rare beauté; la structure d'une langue fait souvent surgir dans notre esprit de tels choix de concepts qu'il nous semble faire une découverte littéraire. Des simples mots isolés de l'idiome algonquin sont comme des poèmes en miniature. Gardons-nous d'exagérer cependant la nouveauté d'expression, qui est due en partie à la nouveauté de notre découverte, mais rendons-nous tout de même compte de possibilités littéraires complètement neuves, chacune bien distincte, et qui prouvent que l'esprit humain est sans cesse à la recherche de formes élégantes.

Rien, sans doute, ne peut mieux illustrer la dépendance de la littérature vis-à-vis de la forme linguistique,que les règles de la prosodie poétique. Les vers rythmiques semblaient tout à fait naturels aux Grecs, non seulement parce que la poésie s'était formée en relation avec les chants et la danse 5 mais parce que des alternances de syllabes longues ou courtes étaient de très vivantes réalités du langage quotidien. L'accentuation, procédé métrique secondaire, aidait à donner à la syllabe sa caractéristique quantitative. Lorsque les mètres grecs se furent transportés dans les vers latins, il y eut relativement peu de difficultés d'adaptation, le latin étant également enclin à sentir les mesures rythmiques; cependant, le latin avait un accent plus marqué que celui du grec; aussi, les mesures purement quantitatives imitées du grec devaient paraître un peu plus artificielles que dans la langue d'origine. Les essais tentés pour taire des vers anglais dans le moule grec ou latin n'ont jamais donné de bons résultats; la base dynamique de l'anglais n'est pas la quantité, mais l'accent tonique 1, c'est-à- dire l'alternance des syllabes accentuées et non accentuées. Cela donne au vers anglais un tour particulier et a aidé à la création de ses formes poétiques; c'est encore aujourd'hui un facteur de l'évolution vers des formes nouvelles. Ni l'accentuation, ni la mesure des syllabes n'est très influente dans la versification française ; la syllabe a, en français, une grande sonorité naturelle et ne comporte pas de différences métriques importantes. Des mesures déterminées par la quantité ou l'accentuation seraient aussi artificielles en français que les mètres faits d'après l'accent tonique en grec classique, ou bien des mètres basés sur la quantité des voyelles ou le nombre des syllabes en anglais. La prosodie française a été obligée se développer en prenant les groupes de syllabes comme unité. L'assonance, et plus tard la rime, fut un moyen heureux et presque nécessaire de donner du relief et de l'ordre à ce qui n'était guère qu'un enchaînement monotone de syllabes sonores. L'anglais accueillit volontiers les idées françaises sur la rime, mais n'en avait pas vraiment besoin, étant donné sa disposition pour le rythme; aussi la rime a-t-elle toujours été strictement soumise à l'accent tonique et considérée, regardée plutôt comme un élément décoratif; elle a même été souvent abandonnée ; ce n'est pas par accident psychologique que la rime est entrée plus tard dans l'anglais que dans le français et qu'elle quitte la première langue plus tôt que la seconde 2. Le vers chinois a suivi à peu près la même évolution que le vers français; en chinois, la syllabe est un élément encore plus sonore et plus complet qu'en français ; et la quantité ou l'accent tonique sont trop incertains pour former la base d'une prosodie. Des syllabes groupées (un certain nombre de syllabes par un itérythmique) et la rime sont deux des principaux facteurs de la poésie chinoise ; un troisième acteur, l'alternance de syllabes à intonation normale et de syllabes à ton élevé ou bas, est une particularité du chinois.

Pour nous résumer, le vers latin et grec base sur le principe des valeurs opposées; le vers anglais se base sur le principe des accents toniques; le vers français sur le principe du nombre des syllabes et de l'écho ; le vers chinois sur le principe du nombre des syllabes, de l'écho et des intonations contrastantes. Chacun de ces systèmes rythmiques procède des qualités inconscientes et dynamiques d'une langue, telles qu'elles sortent des lèvres de ceux qui la parlent. Étudiez soigneusement le système phonétique d'une langue, et surtout ses possibilités dynamiques et vous pourrez dire quel genre de vers cette langue a engendré, ou bien si quelque cause historique est venue entraver la psychologie de cette langue, quel genre de vers elle aurait dû engendrer et engendrera un jour. Quels que soient les sons, les accents, et les formes d'une langue, si grande que puisse être leur emprise sur la littérature, il existe une loi subtile de compensations qui offre une certaine latitude à l'écrivain : s'il se trouve gêné par certaines règles, il peut donner libre cours à son individualisme dans d'autres secteurs du langage, et le plus souvent, il dispose de plus de liberté qu'il ne lui est nécessaire. Le langage est par lui-même un art collectif d'expression, le résumé de milliers et de milliers d'intuitions individuelles ; l'individuel se perd dans le collectif, mais l'expression personnelle laisse des traces qui se retrouvent dans une certaine liberté et flexibilité inhérentes à tous les ouvrages collectifs de l'esprit humain. Le langage est prêt (ou peut rapidement le devenir) à incarner l'individualité de l'artiste. Si aucun écrivain ne se manifeste, n'incriminons pas forcément les défauts du langage, faisons plutôt retomber la faute sur la culture propre à ce peuple particulier ; sans doute n'est-elle pas favorable à l'éclosion d'une personnalité qui chercherait une expression littéraire vraiment individuelle. »
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Pasiphae
   
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Je pense surtout que la (bonne) traduction de poésie est une réécriture ; que les bons traducteurs sont aussi poètes. Ca se voit en lisant une mauvaise traduction, rien ne passe. Donc on serait plutôt du côté de la réécriture et de l'acte créateur du traducteur que d'une universalité des symboles, pour moi, en tout cas pour la poésie qui est alliance savante entre signifiant et signifié (moins vrai du roman dont la plupart des phénomènes macro-structurels peuvent être conservés si la langue n'est pas la même)

Je trouve le texte que tu postes intéressant, mais certains points m'interpellent :

Je me demande bien à quel moment un écrivain peut devenir inconscient du matériau qu'il utilise, et je ne suis pas du tout d'accord pour dire qu'il y a transcription immédiate d'un sentiment et d'une impression. Tout le travail de l'écrivain me semble au contraire appartenir non au sentiment de départ, mais à cette médiation. Les écrivains classiques rendaient cela invisible, comme les danseurs peuvent sourire pour cacher leur effort : mais le 20ème siècle a rendu moins coupable de montrer cet effort et cette lutte sur la langue (je pense à Beckett, qui en fait un de ses sujets de prédilection, mais aussi à toutes les écritures qui se jouent sur l'à peu près, la circonvolution autour du sujet, la répétition, Duras, Thomas Bernhard, Louis-René des Forêts...)

Et en fait, si je comprends bien les deux plans, et même le lexique de la "matière" utilisé par l'auteur, on est dans une conception très platonicienne de l'art : l'incarnation de l'Idée, sa mise au monde dans la matière, qui doit accepter la lutte contre cette dernière et ses imperfections. L'idée de chaise se réalise différemment dans le bois et dans la pierre, mais dans les deux cas c'est la même idée qui préside à l'exécution, ce qui permet de penser que l'objet obtenu est dans les deux cas le même.

Je pense qu'il fait erreur lorsqu'il dit qu'il y a adéquation, chez les plus grands artistes, entre la pensée et la forme prise dans le langage. Ce n'est pas parce qu'on n'exhibe pas les rouages de la lutte, les choix faits dans la langue, qu'ils n'existent pas ; les cacher si bien, c'est prouver qu'ils existent. On en revient à l'exemple du danseur : il ne sourie pas parce que c'est facile, parce que son sentiment s'exprime directement dans son corps, mais pour cacher l'immense effort de la médiation entre sentiment et corps (lui-même pouvant lui être rendu inintelligible s'il rentre dans une sorte de transe).

Bref c'est très brouillon, je trouve intéressante et pertinente la manière dont il aborde les caractéristiques de chaque langue, mais la conclusion qui s'impose à lui ne me convainc pas. En tout cas, quand j'écris, je fais expérience du fait que l'idée est dans la langue, mais ne lui préexiste pas, et que la langue organise à l'intérieur des milliers de choix faits des bribes d'expériences et d'émotions auparavant informes (j'écris d'ailleurs très mal quand je ressens des émotions fortes).

Bon c'est mon expérience, et ce serait un peu fort de dire qu'elle s'applique à tous, mais pour l'instant je demande à être détrompée et je me demande si Sapir n'est pas victime de l'émerveillement du non-artiste devant l'œuvre achevée.
 
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Tu ne m'as jamais répondu, coquinou !
 
plouf
   
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hihi, j'attendais d'autres interventions ! si il n'y en a toujours pas demain, je te répondrais yoyo
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Les écrivains classiques rendaient cela invisible, comme les danseurs peuvent sourire pour cacher leur effort : mais le 20ème siècle a rendu moins coupable de montrer cet effort et cette lutte sur la langue (je pense à Beckett, qui en fait un de ses sujets de prédilection, mais aussi à toutes les écritures qui se jouent sur l'à peu près, la circonvolution autour du sujet, la répétition, Duras, Thomas Bernhard, Louis-René des Forêts...)

Mais ne crois-tu pas que le génie vient justement quand cette lutte disparait dans ces quelques phrases lâchées. Ou du moins, elles (ces phrases lâchées) la subliment et la dénudent de ses sueurs en la redonnant comme un passage accidenté et nécessaire pour mener au sommet.


Je pense qu'il fait erreur lorsqu'il dit qu'il y a adéquation, chez les plus grands artistes, entre la pensée et la forme prise dans le langage. Ce n'est pas parce qu'on n'exhibe pas les rouages de la lutte, les choix faits dans la langue, qu'ils n'existent pas ; les cacher si bien, c'est prouver qu'ils existent.

Je ne suis pas d’accord avec toi. L’adéquation pour moi existe clairement. Et cette lutte n’existe que si l’on va contre la forme qui était intuitive. Une forme bâtarde souvent qui manquerait de tenue. C’est pourquoi je te rejoins finalement puisqu’à ce fait presque tout le monde lutte.


En tout cas, quand j'écris, je fais expérience du fait que l'idée est dans la langue, mais ne lui préexiste pas, et que la langue organise à l'intérieur des milliers de choix faits des bribes d'expériences et d'émotions auparavant informes (j'écris d'ailleurs très mal quand je ressens des émotions fortes).

C’est rigolo moi c’est exactement l’inverse. Car à ce moment tout me vient avec une parfaite clarté. Si le sentiment est fort, c´est qu´il n´y en a aucun autre pour le parasiter.
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plouf a écrit:
Les écrivains classiques rendaient cela invisible, comme les danseurs peuvent sourire pour cacher leur effort : mais le 20ème siècle a rendu moins coupable de montrer cet effort et cette lutte sur la langue (je pense à Beckett, qui en fait un de ses sujets de prédilection, mais aussi à toutes les écritures qui se jouent sur l'à peu près, la circonvolution autour du sujet, la répétition, Duras, Thomas Bernhard, Louis-René des Forêts...)

Mais ne crois-tu pas que le génie vient justement quand cette lutte disparait dans ces quelques phrases lâchées. Ou du moins, elles (ces phrases lâchées) la subliment et la dénudent de ses sueurs en la redonnant comme un passage accidenté et nécessaire pour mener au sommet.

Non, je ne le crois pas. Ce sont deux conceptions différentes de l'écriture : la classique, où le tout est perfection, et la baroque, où l'on fait tout déborder. L'une ne me semble pas plus valable que l'autre. Et puis même si on cache la sueur, cela ne veut pas dire que le processus d'écriture a été "transparent", facile. Témoin parmi des milliers d'exemples les multiples brouillons de Flaubert, qui ne cessait de retrancher pour que ses phrases deviennent le plus concises et efficaces possible.


plouf a écrit:
Je pense qu'il fait erreur lorsqu'il dit qu'il y a adéquation, chez les plus grands artistes, entre la pensée et la forme prise dans le langage. Ce n'est pas parce qu'on n'exhibe pas les rouages de la lutte, les choix faits dans la langue, qu'ils n'existent pas ; les cacher si bien, c'est prouver qu'ils existent.

Je ne suis pas d’accord avec toi. L’adéquation pour moi existe clairement. Et cette lutte n’existe que si l’on va contre la forme qui était intuitive. Une forme bâtarde souvent qui manquerait de tenue. C’est pourquoi je te rejoins finalement puisqu’à ce fait presque tout le monde lutte.


scratch sommes-nous d'accord ou pas en fin de compte ?
Ah zut j'avais mal lu. Donc il y aurait adéquation entre la forme et la pensée chez les écrivailleurs qui écrivent comme ils pensent et qui ne voient pas dans l'écriture une forme de travail sur la langue.


plouf a écrit:
En tout cas, quand j'écris, je fais expérience du fait que l'idée est dans la langue, mais ne lui préexiste pas, et que la langue organise à l'intérieur des milliers de choix faits des bribes d'expériences et d'émotions auparavant informes (j'écris d'ailleurs très mal quand je ressens des émotions fortes).

C’est rigolo moi c’est exactement l’inverse. Car à ce moment tout me vient avec une parfaite clarté. Si le sentiment est fort, c´est qu´il n´y en a aucun autre pour le parasiter.

C'est marrant. Pour moi, si le sentiment est fort, il est indicible. Il me rend maladroite dans la langue et l'expression. Je peux chercher à le reconstituer a posteriori, et dans ce minutieux travail le retrouver.
 
La Branche de Gui
   
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Bon, je commets en crime en procédant éhontément à des fouilles archéologiques, mais je n'avais pas envie de créer un nouveau fil après avoir découvert l'existence de celui-ci. La traduction est un sujet qui m'est cher et j'ai envie d'en discuter, voilà.

Première partie

plouf a écrit:
Je me permets d’ouvrir ce sujet pour traiter plus largement de la question de la traduction que ne le fait celui « faut-il tout traduire », notamment en vous proposant ce texte de Sapir qui sous-entend l’existence d’une littérature qui pourrait parfois allait au-delà de la restriction de la langue (pour celle d’une pensée dont le sens serait assez universel pour aller au-delà de ses symboles). Ce que je me suis souvent surpris à penser par exemple en lisant de la poésie traduite (la poésie en vers libre), puisque jamais au cours d´une lecture je n’ai eu la sensation de lire quelque chose qui aurait été diminué ou qui se serrait retrouvé incomplet. Comme si en effet il s’était dit ce quelque chose de commun à chaque mystère et chaque cœur.

La littérature n'a pas d'existence hors du langage puisqu'elle le façonne tout en étant modelée par lui. Pour ce qui est de la pensée, son avènement s'avère extrêmement laborieux lorsqu'aucune langue n'existe pour la structurer. Les symboles sont des produits culturels s'inscrivant dans un contexte socio-historique donné. Ils peuvent se voir adoptés par un autre peuple ou pas en fonction de l'influence et du pouvoir autant symboliques que politiques dont jouit la société ayant permis leur genèse. Aucune langue n'est a priori hermétique à un réseau sémantique étranger.

Pour ce qui est de ton impression de n'avoir « jamais eu la sensation de lire quelque chose qui aurait été diminué ou qui se serrait retrouvé incomplet », c'est peut-être pour des raisons idéologiques, mais il faudrait d'abord que tu précises ce que tu entends par « diminution » ou « incomplétude ». Je ne sais pas si tu as pris le temps d'effectuer une lecture comparative des versions traduites et de leur original respectif (ni si tu es en mesure de faire cet exercice) sauf que ton sentiment dépend des stratégies traductionnelles adoptées par la personne ayant chercher à réexprimer tel ou tel autre poème dans la langue que tu as choisie de lire autant que de tes propres attentes par rapport à ce qui constitue un transfert poétique et interlinguistique réussi. Si le traducteur (ou la traductrice; c'est même sûrement plus fréquent) produit un texte qui ne jure pas en français, qui respecte en tout point les conventions rédactionnelles qu'on associe à tort à la notion floue et contestable de « bon style » dans cette langue, c'est qu'il ou elle n'a pas réussi ou pas voulu reproduire l'altérité du produit culturel lui servant de matière première. Dans un certain sens, ce genre de traduction annexe le poème d'origine à la culture d'accueil en gommant sa spécificité, qui se trouve remplacée par les codes plus ou moins traditionnels ayant préséance à une certaine époque et au sein d'un milieu socialement et géographiquement déterminé. C'est souvent ce qui se produit si on part du principe qu'il faut réécrire le texte écrit dans l'idiome A comme s'il avait pu être rédigé dans l'idiome B.

À l'inverse, tu as pu croire que, dans le style de ces poètes, transparaissait une fraîcheur inattendue, une puissance insoupçonnée qui renouvelle la potentialité expressive du français (ou de toute autre langue). (Bon, il est évidemment possible de penser qu'un texte paraît bizarre pour les mêmes raisons que je vais évoquer, mais comme ton jugement est positif, je vais me contenter d'aborder la question en me cantonnant à ta réceptivité favorable.) Schématiquement, c'est parce que le processus traductionnel découle dans ce cas d'une volonté de transgression des normes poétiques de la langue d'arrivée. On transpose les caractéristiques de la langue de départ qui ne s'inscrivent pas dans le moule auquel la culture réceptrice a l'habitude. Par décentrement, on la bouscule en ne lui accordant pas le privilège de la primauté ontologique. Évidemment, le résultat peut entraîné l'exotisation de certaines particularités du texte d'origine considérées à tort comme extraordinaire.

Si tu as pu comparer les textes en présence et que tu as jugé la transposition poétique et interlinguistique satisfaisante, c'est sûrement parce que tu as eu le sentiment de constater une relative équivalence phénoménologique par rapport aux stimuli produit par chacune des versions d'une œuvre.Malgré les différences importantes entre les deux textes, l'effet ressenti à leur lecture respective serait de nature comparable, en quelque sorte.

Pour en revenir au texte de Sapir, je trouve qu'il a une conception contestablement romantique de l'art (notamment à cause de cette histoire d' « expression si personnelle ») et qu'il idéalise la prétendue noblesse de la littérature (autre échafaudage dont une analyse marxisante de comptoir attribuerait l'existence à l'invisibilité universalisée de la doxa esthétique des classes dominantes; Bourdieu est plus intéressant, mais son modèle est aussi dépassé. Bref.), mais le débat est ailleurs.

Seconde partie

REMARQUE : JE NE M'ADRESSE PAS À PLOUF, JE DÉCONSTRUIS LE TEXTE QU'IL NOUS A INVITÉ À LIRE. JE NE PRÉSUME PAS DE SON ACCORD AVEC L'ENTIERETÉ DU PROPOS DE SAPIR, QUI QU'IL SOIT. JE DIS ÇA POUR ÉVITER LES MALENTENDUS.

Sapir a écrit:
Cependant, que ce soit en art ou en littérature, la liberté d'expression connaît des bornes, constituées par la matière qui traduit l'expression. L'art supérieur a l'illusion d'une liberté absolue, et les restrictions qu'impose la matière (la peinture, le crayon, le marbre, les touches du piano, etc.) ne lui sont pas sensibles; c'est comme une marge illimitée qui existe entre ce que l'artiste demande à la matière, et ce que la matière est par elle-même capable de donner. L'artiste s'est par avance intuitivement soumis à la tyrannie inévitable de cette substance insensible et s'est efforcé d'en accorder les exigences avec son génie 2. La matière ne compte pas, justement parce que la conception de l'artiste ne suppose pas un autre moyen d'expression. A ce moment, l'artiste s'identifie à son instrument, nous entraînant à sa suite, et devient inconscient des difficultés qu'il a à surmonter. Cependant, dès qu'il veut outrepasser les possibilités de son moyen d'expression, nous comprenons soudain que la matière exige l'obéissance.

Je ne suis pas d'accord. L'artiste ne se « soumet pas », ni « par avance » et encore moins « intuitivement » à la « tyrannie inévitable de cette substance insensible », pas plus qu'il ne « [s'efforce] d'en accorder les exigences avec son génie. » D'abord, qu'est-ce que le génie? Ensuite, comment ça, « [l]a matière ne compte pas »? On ne crée pas dans un vase clos idéel ou avec un médium, mais en faisant interagir les deux. Il y a influence mutuel. Un artiste choisit de se soumettre à son médium, mais il n'a pas à le faire. Ce n'est pas, non plus, une décision prise a priori ou inconsciemment. Il tentera de voir comment il peut exploiter la matière pour réaliser son objectif. Ingéniosité, originalité, banalité et conformisme sont toujours des possibilités. On taxera un artiste de l'une ou l'autre de ces caractéristiques en fonction de plusieurs critères dont l'établissement ne dépend pas forcément du créateur. L'époque joue aussi (une œuvre inacceptable à un moment et au sein d'une société donnée [société est encore trop vague, mais bon] et qu'elle s'harmonise parfaitement avec les attentes de plusieurs publics distincts des années, des décennies ou des siècles plus tard) absolument l'équation. Il faut tenir compte de l'horizon d'attente (c'est-à-dire, l'ensemble des normes en vigueur dans une société, à une époque et sur un territoire donnés), le degré d'ouverture ou de fermeture à certaines formes étrangères et la capacité comme la volonté de les intégrer au système dominant) des spectateurs, des observateurs ou du lectorat.

Sapir a écrit:
Puisque chaque langue a ses particularités distinctives, les possibilités et les restrictions inhérentes à une littérature donnée ne sont jamais tout à fait les mêmes que celles d'une autre. La littérature façonnée par le moule d'un langage en a la couleur et la composition; l'écrivain peut ne jamais se douter de ce que ce moule lui apporte, soit en le gênant, soit en l'aidant, ou même en le guidant, mais, lorsqu'il s'agit de traduire son oeuvre en une autre langue, la nature du moule original se manifeste aussitôt; tout ce qu'il a écrit, il l'a fait en s'inspirant sciemment ou intuitivement du génie de sa propre langue, et ces réalisations ne pourront être transformées sans perte ou sans modifications dans une autre forme linguistique.

Il est vrai que les langues ont des moyens d'expression propres, mais je pense qu'il ne faut pas envisager le langage comme un tas de boîtes hermétiquement scellées. La perméabilité des langues ne fait aucun doute. Il est possible d'emprunter et d'intégrer des éléments xénolinguistiques, de se les approprier. Pour prendre un exemple moisi, la poésie imagiste était impensable sans une exposition préalable au haiku et pour ça, il a fallu que le Japon ouvre ses frontières vers la fin du dix-neuvième siècle. Il est possible que l'écrivain ignore la potentialité de sa langue, mais alors, son sort est peu enviable (sur le plan du capital esthétique, disons). À mon avis, quiconque opte pour la langue comme moyen d'expression artistique se questionne un minimum quant aux possibilités et aux limites de son instrument de travail, qui, bien qu'il existe a priori, se déploie tout autant in media res. La langue est plastique. Pour ce qui est de la traduction, le « carcan » de la langue n'est pas donné d'emblée non plus. Ça dépend de la visée du traducteur et de son positionnement par rapport au continuum opposant grossièrement « littéralité » et « idiomaticité ». Bon, c'est encore plus compliqué puisque ces deux notions nécessitent chaque fois une remise en contexte socio-historique et que je n'ai pas parlé de la force expressive (qu'il faut tout autant historiciser, d'ailleurs), mais si on choisit de sacralisé le texte d'origine, on produira une version plus littéral que si on privilégie son bagage sémantique (qui se manifeste formellement, dénotativement et connotativement, la dichotomie forme-fond étant comme chacun sait inopérante). Le traducteur ne s'inspire pas nécessairement des caractéristiques de sa propre langue : une traduction littérale procède souvent d'une volonté de reproduction xénolinguistique. Sinon, je n'aime pas sa conception défective de la traduction, car elle véhicule un cliché bien connu : « traduttore, traditore ». L'activité traductionnelle est par essence créatrice et créative : elle engendre des pertes, certes, mais également des gains.

Sapir a écrit:
Cela soulève une question délicate : n'y a-t-il pas dans l'art littéraire deux plans distincts étroitement entremêlés; un art généralisé non tributaire de l'expression linguistique, qui peut donc être reporté sans rien perdre dans une langue étrangère, et un art spécifiquement linguistique qui ne peut pas se transférer 2. Je crois que cette distinction est tout à fait valable, quoique dans la pratique nous ne trouvions jamais ces deux plans bien définis. La littérature se sert du langage comme moyen d'expression, et ce moyen comporte deux aspects : le contenu latent de tout langage (c'est-à-dire le produit intuitif de notre expérience) et les traits extérieurs caractéristiques d'un langage donné (c'est-à-dire la façon particulière dont se traduit notre expérience). La littérature qui tire sa substance principalement (jamais entièrement) du premier aspect, par exemple une pièce de Shakespeare, peut être traduite sans trop perdre de son caractère ; mais l’œuvre qui se rattache au deuxième aspect, par exemple une poésie de Swinburne, est à peu près intraduisible. Les deux types d'expression peuvent être, l'une comme l'autre, de grande valeur, ou bien médiocres.

L'intraduisibilité n'est pas une donnée ontologique, mais une caractéristique attribuée à un texte, à un passage ou à un terme en raison d'une appréciation restreinte de sa réexprimabilité en fonction, on y revient, de l'horizon d'attente. Est intraduisible ce qu'on se borne à considérer comme tel. Il faut essayer pour voir. L'échec produit l'impression d'intraduisibilité, mais elle n'est pas inéluctable.

Sapir a écrit:
[U]ne vérité scientifique est impersonnelle et n'est pas affectée dans son essence par le moyen linguistique particulier qui l'exprime ; elle a autant de portée en chinois 3 qu'en anglais ; mais il lui faut s'exprimer, et s'exprimer linguistiquement. En réalité la conception d'une vérité scientifique se fait par un processus linguistique, puisque la pensée n'est autre ne le langage dépouillé de son enveloppe extérieure. Le moyen d'expression approprié d'un énoncé scientifique est donc un langage généralisé et symbolique dont toutes les langues connues sont des traductions. On peut traduire très exactement la littérature scientifique parce que l'expression scientifique initiale est elle-même une traduction de symboles. L'expression littéraire est personnelle et concrète, mais cela ne signifie pas qu'elle soit entièrement tributaire des qualités d'une langue. Un sens symbolique très profond, par exemple, ne dépend pas des associations verbales d'un langage, mais est solidement fondé sur la base intuitive qui double toute expression linguistique. L'intuition de l'artiste, pour se servir des termes de Croce, est façonnée par une expérience humaine généralisée (pensée et sentiment) dont son expérience individuelle est une ramification choisie. A ce niveau, les idées ne sont plus retenues par l'enveloppe linguistique, leur élan est libre et n'est plus alourdi par les formes traditionnelles du langage artistique. Certains artistes, dont l'inspiration se meut surtout dans le plan non linguistique (ou plutôt dans un plan de langage généralisé), éprouvent même une certaine difficulté à s'exprimer dans les termes rigides de leur idiome normal. On sent qu'ils tendent inconsciemment vers un langage artistique généralisé, une algèbre littéraire, qui se relie à l'ensemble de tous les langages connus ; de même, un symbolisme mathématique parfait se relie à tous les divers énoncés mathématiques que la parole normale peut traduire. Parfois, l'effort se fait sentir dans leur expression littéraire, qui semble par moment être la traduction d'un original inconnu : et c'est précisément ce qu'elle est. Ces artistes, les Whitman et les Browning, s'imposent à nous, plutôt par l'intensité de leur pensée que par la perfection de leur art ; leur échec relatif nous dévoile clairement dans la littérature la présence rayonnante d'un moyen d'expression, plus étendu, plus intuitif que ne l'est aucun langage particulier.

Mon dieu, mon dieu, mon dieu. Il faudrait définir « science », déjà, mais il faudrait surtout arrêter de penser que sa seule évocation garantit la neutralité idéologique des résultats (ou leur universalité absolue, mais je ne suis pas en train d'insinuer que la gravité n'existe pas; c'est juste que la façon de formuler linguistiquement un concept ou un postulat variera d'une langue-culture à l'autre, ce qui a parfois pour corollaire une compréhension différente de la notion en question selon l'aire linguistique dans laquelle on se trouve). Et puis, une texte scientifique ne se traduit pas de facto « plus exactement » qu'un texte littéraire. Il se traduit différemment, mais la nature du texte n'a rien à voir avec la réussite du processus. Faire la version d'un poème n'est pas plus difficile ou plus facile que tenter de rendre un traité d'ophtalmologie dans une autre langue. Certes, la composante stylistique (autre élément à déconstruire, tiens) jouera probablement un rôle moins important dans le traité que dans le poème, mais sa minorisation ne l'anéantit pas pour autant. Des métaphores casse-gueule surgissent quelque soit le genre textuel, par exemple. Sinon, Platon pue des pieds, mais Pasiphae l'a déjà dit. Le modèle saussurien a des limites : la table idéale n'existe pas; tout ce qu'on a pour travailler c'est une représentation individualisé et nécessairement divergente de ce qu'est une table et sinon, mon exemple est mauvais, mais on pourrait imaginer des situations dans laquelle l'idée de table ne renverrait à rien dans une langue-culture (l'universalité conceptuelle est un mythe, voilà où je veux en venir). Ce constat est valable peu importe le type de texte dont on parle. Dans ce cas, il faut introduire la notion dans la langue d'arrivée. On peut procéder de plusieurs façon :
1) l'emprunt pur est simple (par exemple, le substantif leader en français);
2) le calque morphologique (faisons semblant d'ignorer l'existence du nom gant un instant; en allemand, on dit Handschuh et si les germanophones avaient introduit le port de ce vêtement en France, eh bien, on dirait peut-être qu'on met des « souliers de main blancs » pour ménager la susceptibilité d'autrui);
3) l'élargissement de l'aire sémantique d'un terme;
4) la création lexicale (dont le néologisme est un exemple).

Sapir a écrit:
Néanmoins, l'expression humaine étant ce qu'elle est, les plus grands (ou peut-être pourrions-nous dire les plus satisfaisants) d'entre les écrivains, les Shakespeare et les Heine, sont ceux qui ont subconsciemment pu accorder leur intuition profonde avec les accents plus simples du parler quotidien. Chez eux, pas d'apparence d'effort. Leur intuition personnelle a l'aspect extérieur d'une synthèse parfaite entre l'art intuitif absolu et l'art inné, spécialisé, de l'expression linguistique. Dans le cas de Heine, par exemple, on a l'illusion que l'univers entier s'exprime en allemand, c'est ainsi que la « matière » qui sert à l'expression disparaît.

Élitisme, vénération des classiques et jugement de valeur positif arbitraire d'une grande naïveté quant à la valeur d'une œuvre (qui se construit avec le temps et constitue le produit d'une institutionnalisation indéniable de certains textes par l'intelligentsia universitaire, entre autres groupes). Ce qu'il dit à propos de l'accord subconscient de « l'intuition profonde avec les accents plus simples du parler quotidien » et de la « synthèse parfaite entre l'art intuitif absolu et l'art inné, spécialisé, de l'expression linguistique » relève de la plus pure des fumisteries. On croirait boire le concentré de soupe Campbell de la préface de Literary Ballads de William Wordsworth et de Samuel Taylor Coleridge, mais deux cents ans plus tard et sans panache. Il faut savoir que Wordsworth (je crois me rappeler que la préface est surtout la sienne puisqu'il a écrit la plupart des poèmes du recueil) dit des trucs bien contestables sur le plan idéologique dans ce texte. La simplicité, qu'est-ce à dire et à quoi correspond le fameux parler quotidien? Tout dépend du modèle, c'est-à-dire de la classe sociale qu'on idéalise. Un prof universitaire peut s'exprimer simplement et employer des expressions qu'il juge courantes dans la même mesure, que l'adolescent, l'ouvrier, l'immigrant et ta grand-mère. Pourtant, le résultat ne sera pas le même en fonction du sociolecte ou du technolecte d'une personne. Sinon, dire ça de Shakespeare, c'est vraiment débile quand on sait à quelle point il a enrichi la langue anglaise par ses néologismes et ses trouvailles locutoires. Il ne s'exprimait pas du tout comme une personne ordinaire, peu importe l'identité de cette personne, d'ailleurs. Surtout, son travail sur la langue n'a rien de simple. C'est pareil à propos de Heine, mais dans une moindre mesure (sur le plan de l'importance de la révolution linguistique, on s'entend).

Sapir a écrit:
Chaque langage est en lui-même un art collectif d'expression. Il recèle une série particulière de facteurs esthétiques : facteurs phonétique, rythmique, symbolique, morphologique, qu'il ne partage pas avec un autre mode d'expression artistique. Ces facteurs peuvent, pu bien confondre leur action avec celle de ce langage inconnu et idéal, auquel j'ai fait allusion (telle est la méthode de Shakespeare et de Heine) ; ou bien tisser une trame artistique bien à eux, avec une technique personnelle, qui est l'art inné de s'exprimer linguistiquement, mais perfectionné et intensifié (ce dernier type, le plus techniquement littéraire, est l'art de Swinburne et d'une foule de poètes secondaires, art trop fragile pour résister, étant fait de matière spiritualisée, et non de pensée forte). Les succès d'un Swinburne ont autant de valeur au point de vue témoignage que les demi échecs d'un Browning; ils montrent à quel point l'art littéraire peut s'appuyer sur l'art collectif du langage. Les techniciens les plus raffinés de l'expression linguistique peuvent exagérer l'individualisme de leur art au point de le rendre presque insupportable ; il n'est pas toujours agréable de voir des réalités bien vivantes pétrifiées en des termes d'une préciosité guindée.

Mais pourquoi il nomme des auteurs en réduisant leur production littéraire à des impressions invérifiables qui s'apparentent à des généralités gratuites? Je me répète, mais les particularités esthétiques qu'on présuppose à une langue sont flexibles. Elles évoluent sans qu'on s'en rende bien compte, mais elles évoluent tout de même. Aujourd'hui, on n'écrit plus le français comme au dix-huitième siècle. On arrive à comprendre ces textes, mais on sent le décalage. Rien de tout ça n'est coulé dans le béton. Une langue est organique; on ne sait jamais vraiment quand elle meurt ou naît. Je crois qu'il postule l'existence d'une pureté linguistique absolument imaginaire. Les pidgins et les créoles existent (la différence étant que les premiers sont des langues véhiculaires adoptant le lexique d'une langue socialement dominante, que la parole fait intervenir selon la syntaxe d'une langue différente jouissant d'un prestige moindre du fait de la sujétion relative de ses locuteurs; un créole est un pidgin devenu langue maternelle).

Sapir a écrit:
La trame phonétique d'un langage, cependant, est seulement l'un des traits qui influencent la littérature, les particularités morphologiques sont beaucoup plus importantes. La qualité du style sera affectée par diverses caractéristiques : si le langage peut ou ne peut pas créer de mots composés, si sa structure est synthétique ou analytique, si l'ordre des mots dans les phrases est très libre ou s'il est très rigoureux. Les caractéristiques les plus fortes du style (si par style on entend la technique qui choisit et qui place les mots) sont fournies par le langage lui-même, et cela fatalement. De même, l'effet acoustique des vers est dû aux sons et aux diverses accentuations d'une langue. Ces contingences inévitables ne sont pas ressenties par l'artiste comme des restrictions à l'individualité de son oeuvre; elles l'entraînent plutôt à modeler son style pour mieux suivre les tendances du langage; il n'est pas du tout vraisemblable qu'un style véritablement grand puisse entrer en conflit avec le système de formes d'un langage ; non seulement le style se les assimile, mais encore il les utilise pour des constructions nouvelles; le mérite d'un style tel que celui de W. H. Hudson ou de George Moore 1 consiste à faire avec aisance et harmonie ce que le langage essaie perpétuellement de faire lui-même. La manière de Carlyle, pour personnelle et vigoureuse qu'elle soit, n'est pas du style : c'est une affectation qui trahit l'influence germanique. Et la prose de Milton et de ses contemporains n'est pas non plus purement anglaise: c'est presque du latin rendu en splendides expressions anglaises.

Il mélange tout. Traduire un style, c'est traduire les caractéristiques linguistiques qu'un auteur marque par rapport à la norme de sa langue d'écriture. On ne traduit pas la mécanique de la langue elle-même. C'est un faux problème. C'est vrai, chaque idiome obéit dans une certaine mesure à une logique qui lui est propre (syntaxe, grammaire, orthographe, ponctuation, synthéticité, analyticité, etc.), mais ce fonctionnement idiomatique n'a pas à être transposé dans un système régi par d'autres règles. La réexpression peut poser problème idiomatiquement, stylistiquement et idiomatico-stylistiquement, certes, sauf qu'il est absurde de chercher à reporter la capacité agglutinatrice du finnois en espagnol, par exemple. Il faut faire autre chose. Ce n'est pas grave. Pour rendre le style, la question est différente : on vise une équivalence relative de l'effet du texte et on compense lorsque c'est impossible (ça ne constitue pas pour autant un échec). Sinon, l'assertion selon laquelle «  il n'est pas du tout vraisemblable qu'un style véritablement grand puisse entrer en conflit avec le système de formes d'un langage ; non seulement le style se les assimile, mais encore il les utilise pour des constructions nouvelles », etc., relève du sophisme. La grandeur du style n'est, encore une fois, pas une donnée immanente. Combien de fois faut-il répéter l'expression « construction idéologique »? C'en est lassant. Le traducteur consciencieux se fout éperdument de la « grandeur présupposée » du style d'un auteur puisque son travail est de faire exister ce dernier pour des gens qui ne sont majoritairement pas en mesure d'évaluer la magnificence de l'original (notion à géométrie variable, etc.) : il tente plutôt de respecter l'iconicité du texte (aujourd'hui, en tout cas). Il influencera la réception de l’œuvre, c'est certain, mais elle n'est pas vraiment de son ressort puisqu'il s'agit d'un phénomène publicitaire, médiatique et économique le dépassant largement. Il s'occupe du texte, pas de sa résonance culturelle, et il ne se formalise pas vraiment de la beauté de sa matière première. Le traducteur littéraire n'a pas à faire joli, pas plus qu'il ne doit respecter les normes scripturales constitutives d'une élégance implicite. Le laid rend le laid dans la mesure du possible. La littérature doit tanguer dans les deux langues.


Dernière édition par La Branche de Gui le Mer 2 Mai 2018 - 7:50, édité 2 fois
 
Shub
   
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Deux petites remarques en passant sur la traduction et ses effets des fois secondaires, en fait des fois pas si secondaires que ça: pas du tout même. Traduttore, traditore comme dit le proverbe italien.
1° Il est connu et admis par l'Eglise catholique herself (ou itself) que le mythe de la Vierge Marie proviendrait d'une erreur de traduction depuis le texte original, en hébreu-araméen vers le grec, et qui est devenu la Bible des Septantes je crois en ~70: et c'est comme ça que la Bible est rentrée et s'est diffusée partout en Europe, via cette traduction qui est devenue la Bible des Septantes.
Traduction mais bien + tard en allemand par Luther ensuite et dans toutes les langues... Puis de tous les continents.
Mais dans mes souvenirs, vous pourrez vérifier  ( j'ai lu un article dans le Monde, une page entière, et c'est AUSSI sur le site officiel de l'Eglise catholique de France) le texte original dit "une jeune femme arrivera portant un enfant" et la traduction du mot hébreu ancien "jeune fille" est devenue "jeune femme vierge" en grec. D'où le mythe...
Je sais pas si Larousse ou Gaffiot ou les dictionnaires hébreu-grec existaient à l'époque: sans doute pas...

2° Plus subtil mais intéressant à noter ! Jusqu'au XVIIème siècle voire XVIIème on écrira les ouvrages scientifiques en latin systématiquement. Descartes, Leibniz et Spinoza ont écrit tous leurs ouvrages en latin de façon à pouvoir être lus et diffusés dans toute l'Europe. Et communiquer avec d'autres philosophes bien sûr...

Cogito ergo sum dans la version officielle devient le fameux "je pense donc je suis" ultra-célèbre...
S'ensuit à l'ère moderne toute une interprétation comme quoi le "je" de "je pense" n'est pas le même que le "je" de "je suis". Ce qui serait selon les dires de certains le sens profond de la phrase de Descartes, une délimitation ou définition via un devenir du "je"...
Or textuellement (d'une façon strictement textuelle j'admets) cette interprétation est fausse, totalement fausse même, car le pronom personnel n'existe pas en latin mais par contre dans tout ce qui deviendra les futures langues européennes.
En latin il y a l'ego qui existe mais pas le "je".

P.S. C'était le quart d'heure culturel du Dimanche matin. Après la messe bien sûr que je ne manquerais sous aucun prétexte: vous me connaissez...
 
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Shub, je n'ai trouvé aucune source fiable corroborant incontestablement ce que tu avances par rapport au mythe de la virginité mariale (il s'agit bien évidemment d'un mythe, là n'est pas la question).

Bon, il y a bien une référence rhétorique à cette question dans la présentation du livre Les secrets de la Bible d'un certain Patrick Jean-Baptiste, un article de Slate à propos de la traduction du terme almah dans la New American Version de la Bible et quelques discussions sur des forums, mais c'est un peu mince. D'ailleurs, la Septante (c'est un chiffre, donc invariable; version grecque de l'Ancien Testament servant aux juifs d'Alexandrie, qui ne maîtrisaient ni l'araméen ni l'hébreu, au cas où ce ne soit pas clair) date selon certains historiens de 282 avant notre ère au plus tard.

Il est bien possible que le terme en question (qui signifierait apparemment jeune femme et non pas vierge) et figure notamment dans le verset 14 du septième chapitre du Livre d'Isaïe auquel renvoie Matthieu dans son Évangile), ait été mal traduit lors du passage de l'hébreu ou de l'araméen au grec ancien, hein, mais je pense qu'il faut tenir compte de l'aire sémantique du substantif, qui renvoyait peut-être simultanément aux deux notions. D'après ce que j'ai pu lire, almah sous-entendait probablement la chasteté de la jeune juive nubile, même si un autre terme, betulah, dénotait plus explicitement la virginité. Les théologiens ne s'entendront probablement jamais et les traducteurs non plus, car il s'agit avant tout de découvrir le sens qu'avait ce mot dans le contexte de rédaction (et le substantif en question se présente rarement dans l'Ancien Testament, il paraît), ce qui est une tâche difficile. Matthieu, s'il a existé, était-il en mesure de comprendre le texte original? Y avait-il même accès? Je ne suis pas du tout en mesure de trancher le débat. De toute façon, selon la langue d'arrivée et l'époque, les traductions bibliques changent.

Quant à Descartes, il a publié le Discours de la méthode anonymement en français en 1637, ouvrage dans lequel paraît la fameuse phrase pour la première fois. Ce n'est pas une traduction. La réception érudite de son œuvre s'est très certainement faite en latin, par contre, car cette langue avait encore un statut véhiculaire auprès des intellectuels de l'époque, mais les penseurs n'écrivaient plus automatiquement au moyen de cet idiome. Il arrivait aussi qu'un écrivain opte pour sa langue maternelle et qu'il se traduise ou se fasse traduire en latin par la suite.
 
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OK pour Descartes.
Discussion un peu talmudique pour savoir si les philosophes interprètent le texte original ou non, et selon qu'il soit écrit en latin ou en français il y aurait 2 voies d'interprétaitons différentes... Lacan dans ses Écrits reprend le cogito dans sa version française "je pense donc je suis" pour en faire une interprétation psychanalytique, évidemment en rapport avec l'inconscient. Sans doute originalement c'était bien "je pense donc je suis": on peut penser que Descartes écrivait dans sa langue maternelle donc en français... Quoique dans le fond, qu'est-ce qu'on en sait ?
Aujourd'hui si un chercheur veut avoir une chance d'être publié, il faut que ce soit impérativement en anglais donc des scientifiques indonésiens ou malgaches pourraient très bien écrire l'original de leurs articles en anglais, pourquoi pas...
Leibniz écrivait-il en allemand ou en latin, Spinoza en néerlandais ou bien en latin ?
Question difficile à trancher évidemment à moins d'avoir les manuscrits originaux sous les yeux !
Voilà pour Descartes et son cogito.

Le premier me pose un réel problème.
Je trouvais plutôt forte voire très forte cette interprétation du mythe marial via une "erreur" de traduction du mot almah de l'hébreu/araméen vers le grec ancien, d'autant que concernant le mythe marial, il s'agit d'un objet de litige entre catholiques et protestants en plus. Lorsque je l'ai lue dans Le Monde j'ai découpé l'article pour le conserver. Et je ne l'ai plus !! Perdu dans un déménagement...
En faisant une recherche dans le Monde (mais je ne suis pas abonné donc je n'ai pas accès à tout) impossible de remettre la main dessus.
Or je suis sûr de l'avoir lu, à moins que j'ai eu par le passé des phases d'Alzheimer!!
De plus il y a qq années, en allant sur le site de l'Eglise catholique, je suis tombé sur une page où ils reprenaient cette histoire de traduction pour la confirmer (j'en mettrais ma tête à couper!) et aujourd'hui impossible de la retrouver !
Est-ce que l'Eglise a décidé que finalement non, cette version ou interprétation du mythe marial n'était pas la bonne ?

Ces histoires de langue sont très compliquées avec les problèmes de traduction qui vont avec, d'autant qu'il s'agit d'un mythe important voire très important... La Torah était écrite en hébreu mais pour être enseignée, elle était dite en araméen qui était à l'époque dans cette région la langue vernaculaire, beaucoup plus parlée que l'hébreu.
Des choses disparaissent curieusement du Net: ainsi après la guerre des Six-Jours entre l'Egypte et Israël  en 67, il y a eu (de nouveau) une poussée d'antisémitisme dans la Pologne, mais communiste cette fois. Le secrétaire général du PC polonais qui s'appelait Gomulka a organisé une grande manifestation "antisioniste" où on le voit en tête de cortège (les seules manifs autorisées durant la période communiste étaient celles organisées par le Parti) et encadré par deux panneaux. Il arbore un grand et large sourire.
Sur l'un des panneaux, figure la croix gammée et sur l'autre l'étoile de David. Et entre les deux, il y a une banderole avec écrit une phrase en polonais qui dit "pourquoi s'aiment-ils tant?"
Je ne suis pas adepte des théories complotistes (loin de là, je trouve que ça craint même!) mais je suis sûr d'avoir vu cette photo sur le Net il y a déjà qq temps.
Et je ne la retrouve plus. L'impression de quelqu'un qui a vu un OVNI sauf que dans mon cas c'était en surfant sur Internet...
 
La Branche de Gui
   
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La Branche de Gui  /  Gloire de son pair


Le choix de l'anglais comme langue véhiculaire n'a rien d'innocent sur les plans politique et culturel. Il ne s'est pas imposé tout seul et sa prédominance ne constitue pas une fatalité. Herméneutiquement, l'unilinguisme, qui s'accompagne souvent d'une prétention tendancieuse à l'universalisme, a des conséquences quant à l'accessibilité du savoir. Qu'on le veuille ou non, on favorise un langue-culture au détriment des autres et on impose à ceux qui en sont exclus de faire l'effort d'apprendre l'anglais. Je pense qu'il vaudrait mieux que les gens écrivent dans leur langue maternelle (par souci de clarté et d'aisance d'expression). Il ne faut pas oublier qu'une proportion incontestablement majoritaire de la population mondiale ne parle pas anglais. Ces gens-là ont le droit d'appréhender les phénomènes scientifiques dans leur langue. La traduction sert à diffuser les connaissances, mais aussi à les enrichir parfois. Ce n'est bien entendu pas le seul moyen d'assurer cette transmission (ni nécessairement celle qu'on privilégiera à une époque et dans une société donnée), mais je pense qu'écarter cette activité sous prétexte que « tout le monde doit communiquer en anglais » relève d'un utilitarisme élitiste un peu crasse (je n'avance pas que c'est ta position).

Pour ce qui est de la langue d'écriture de chacun des autres philosophes dont tu as parlé, je ne sais pas. Tout ce que je peux te dire, c'est qu'on a remis en question la primauté de latin à la Renaissance, et ce, pour plusieurs raisons. La Réforme a joué un rôle prépondérant pour faire évoluer les mentalités, mais le phénomène d'affirmation linguistico-nationale la précède. Chaucer a fait le choix d'écrire en moyen-anglais et d'adapter des fabliaux français dans cette langue alors qu'il était poète de cour et qu'il s'adressait à des gens n'ayant aucunement besoin de lire des traductions. Les auteurs ont fini par se dire que leur culture avait droit de cité dans la république des lettres (dominée par les auteurs classiques de l'Antiquité). À la Renaissance, des intellectuels se sont dit qu'il était absurde que la langue liturgique demeure le latin, car ce choix facilitait la perpétuation de l'autorité arbitraire de certains membres du clergé catholique, qui dictaient la parole de Dieu et l'interprétaient pour autrui sans qu'il y ait matière à discussion (le prestige de l'Église en a pris pour son rhume lorsque Luther a publié ses Thèses). L'objectif était d'individualiser et de personnaliser le rapport à Dieu dans une certaine mesure. Le lecture d'une version traduite de la Bible dispose d'une plus grande autonomie qu'un croyant devant se fier aveuglément aux dires d'un prêtre latinophile. En même temps, l'humanisme en vogue à l'époque a replacé l'être humain au centre des préoccupations quotidiennes. L'existence n'était plus nécessairement une salle d'attente dans laquelle il fallait poireauter jusqu'à l'avènement du salut par la délivrance idéalisée que constituait la mort. La modification de la vision du monde des gens s'est accompagnée d'un désir de compréhension des phénomènes ambiants. La question de la langue a un peu suivi. Bon, je résume assez lâchement en tentant de ne pas dire trop de bêtise, mais voilà

Sinon, je ne connais pas la position actuelle de l'Église à ce sujet. Je ne prétends pas que tu as controuvé l'hypothèse de l'erreur de traduction. C'est tout à fait plausible, même, dans le sens où l'existence de la pomme qu'Ève croque relève du même genre d'erreur d'interprétation. Il s'agissait, je crois, d'un fruit quelconque ou, à la rigueur, d'une figue, mais certainement pas d'une pomme. Enfin, oui, il s'agit d'un phénomène d'une grande complexité. D'ailleurs, la tradition interprétative de la Torah à la synagogue est extrêmement intéressante.

Malheureusement, Internet est un espace instable et beaucoup moins fiable qu'on pourrait le penser : des pages disparaissent, sont déplacées, ne sont pas mises à jour, ne sont pas archivées, etc. Le cyberespace évolue beaucoup trop rapidement pour qu'il soit possible de faire le suivi de la publication de l'ensemble des données qui y circulent.
 
   
    
                         
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 La traduction

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